Nature et géométrie
Ceux qui travaillent dehors, les jardiniers, les paysans ou les paysagistes ont, de la nature et de la géométrie, une idée convergente.
- Le paysage est un écheveau "saturé de détails" et de singularités, la nature est le plus souvent hétérogène et n'a pas d'ordre apparent ; cependant, pour œuvrer dans ce "brouillard de multiplicités" dont parle Michel Serres, il faut nécessairement avoir recours à la géométrie, au cordeau … ne serait-ce que pour approcher la réalité et s'informer sur elle.
Pour ceux qui travaillent la terre, la géométrie n'est pas un objet théorique, un ordre esthétique, elle s'impose comme une nécessité expérimentale, comme l'objet indispensable de la connaissance du territoire sur lequel ils fondent leurs entreprises.
- Le sens commun, lui, oppose souvent géométrie et nature : le touriste, du haut de son belvédère, s'émerveille, sans risque, sur les chaos du monde, sur la belle indécision de ces agencements ; il s'extasie pour mieux confondre le foisonnement aléatoire des qualités qui s'exhibent avec l'idée qu'il se fait de sa vacance et de sa liberté.
- Mais pour celui qui observe davantage et qui veut s'initier à la variété des figures et des distributions que la nature propose et plus encore pour celui qui doit y installer ou y construire quelque chose, le paysage de nature s'offre plus intelligiblement comme un réseau de surfaces multiples et de lignes de partage qui divergent ou se superposent, comme un jeu de pièces qui semble obéir à une sourde géométrie.
En effet, celui qui s'apprête à l'action doit oublier l'incohérence manifeste des formes et montages du paysage de nature pour développer une autre forme d'intelligence de l'espace : celle qui intuitionne ou perçoit les dynamiques engagées dans la reformulation incessante des surfaces que forme le monde. Il regarde les failles et les crêtes, les creux et les bosses comme les états transitoires d'un substrat soumis depuis toujours et pour toujours aux interactions d'innombrables énergies qui le déforment et le gravent.
Il mesure l'espace à partir de traces laissées par les agents qui en travaillent la surface et il sait, puisqu'il doit lui-même entrer dans le concert des énergies modificatrices, que l'espace naturel est une plage sensible, malléable, qui enregistre à chaque instant, les dessins superposés des effets combinés du temps.
Or, il lui semble que les forces qui s'expriment ici, sont toujours polarisées, tendancielles, vectorielles, qu'elles ne sont pas tout à fait étrangères à sa propre rationalité, ni à l'usage qu'il fait de la géométrie.
Certes, dans la nature les lignes pures ont du mal à se maintenir parce qu'elles sont immédiatement contredites, dévoyées par mille vecteurs concurrents, dessinés par d'autres causes. La géométrie y est peu nette parce qu'elle est infiniment et toujours contrariée … mais elle est présente ! et le mathématicien Benoît Mandelbrot nous le confirme en s'intéressant aujourd'hui, aux objets les plus délaissés des sciences de la nature : les nuages, la découpe des côtes, l'irrégularité des versants d'une montagne, dont il trouve les règles et ouvre ainsi la voie au "chaotique ordonné".
Penser la nature comme un pur cahot, renvoie celui qui l'observe à la contemplation béate et passive. Pour agir, il faut discriminer, prendre parti, reconnaître dans ce foisonnement des indices, les tendances les plus marquantes, celles qui offrent le plus de chance de conduire et de supporter les modifications à venir, celles qui permettent de s'immiscer durablement dans le réel en consommant le minimum d'énergie.
C'est pourquoi, plus que la nature, j'aime la campagne et tous les territoires instruits par l'homme.
Regarder l'intense rationalité du paysan qui négocie la direction et le parallélisme de ses sillons ou la limite de son champ sur l'hétérogénéité du support géographique, m'engage moi-même vers la connaissance de cette double dynamique des forces qui modèlent le paysage : celle de l'homme qui adapte sa production et celle de la nature que je comprends mieux parce qu'elle m'est enfin révélée par l'intelligence et la ruse du travail paysan.
Ce qu'il y a de plus instructif et de plus émouvant , dans les paysages agricoles que j'ai pu observer en France ou au bord de la Méditerranée ce n'est pas la plus grande étendue, celle où le sol est pleinement maîtrisé, occupé, exploité, mais les restes, la part laissée, aux marges des champs, à la géographie première, à la roche qui affleure, à la pente trop violente ou au talweg qui ramène les eaux ; Les paysages les plus familiers sont composés de ces boqueteaux, de ces lignes d'aulnes ou de saules, de ces étroites friches qui semblent oubliées sur l'immense draperie des champs. Or, de fait, ils font partie intégrante du tracé agricole, ils mettent en évidence cette sorte de connaturalité, cette affinité fondamentale qui lie la nature au paysan qui la travaille. Si l'on veut bien étendre à la nature, cette notion de géométrie pour rendre compte des effets dynamiques qui la modèlent, on peut dire que le paysan optimise la géométrie naturelle et qu'il la met en scène.
Je pense que les jardiniers et les paysagistes ont le plus souvent dans l'histoire, instruit leur création par l'observation de la campagne et la géométrie est un de leurs outils familiers.
J'ai découvert dans les jardins de LE NOTRE, à Versailles notamment, un usage extrêmement subtil de la géométrie, qui s'intéressait plus qu'on ne le pense couramment, à enraciner le jardin dans le territoire naturel de la plaine versaillaise, à tenir le plus grand compte des incitations et des inflexions des géométries plus anciennes, à négocier ce tracé que l'on dit implacable, dévastateur et contre nature.
Il semble que ce soit au moment où l'idée de nature devenait prépondérante dans l'idéologie dominante de la société, au XVIIIe siècle et au XIXe, que les paysagistes ont progressivement abandonné la géométrie comme outil de conception des jardins.
J'émets l'hypothèse, qu'il me faudra vérifier, que cet abandon coïncide avec la médiation de la peinture comme source d'inspiration des paysagistes. Assez paradoxalement, les concepteurs ont préféré à la nature elle-même, les dessins, les lavis ou la peinture qui la représentaient, ce qui leur permettait, sans doute, d'en mieux dramatiser les effets.
Le "Pittoresque" au XIXè est une véritable entreprise de surnaturalisation. Les tableaux qui ont servi de références et d'inspiration à la création paysagère et à celle de l'ingénieur Alphand notamment, sont à mon point de vue, des contrefaçons extrêmement réductrices de la nature.
Michel Vernes dans un article sur "les rêveries d'un ingénieur paysagiste" cite le journaliste Victor Fournel à propos des squares et jardins dessinés par Alphand : "oasis faites en pierres et carton peint où l'on sent l'architecture plus encore que le jardinier" et Alphand, lui-même, qui rappelle qu'"il y autant d'études, d'aménagements, d'effets recherchés et obtenus artificiellement dans une composition pittoresque que dans un tracé régulier".
J'ai la conviction qu'Haussmann et Alphand ont participé activement, à la perte progressive des savoirs qui ont toujours fondé la pensée paysagère, en sacrifiant à la pure idéologie et à l'esprit de système, le rapport obligé du paysagiste à la réalité concrète du monde.
Les tentatives de Jean-Claude Nicolas Forestier pour restaurer l'art des jardins furent à nouveau, battues en brèche par la nouvelle idéologie "des espaces-verts" qui marque le début de cette seconde moitié du siècle : les jardins anglo-chinois ont alors servi de modèle aux formes contournées et molles de mes aînés paysagistes qui pensaient ainsi, naïvement retranscrire la nature dans une ville qu'ils n'aimaient pas.
Nous nous sommes astreints, dans les années 70, à sortir de nouveau pour retrouver le monde tel quel, pour regarder la campagne et réapprendre la géométrie. Nos premières tentatives, furent certes trop élémentaires et ce que nous dessinions n'était alors qu'une "misère de réel".
Ce sont les philosophes comme Gilles Deleuze ou Michel Serres qui aujourd'hui, me semble-t-il, donnent les conditions d'un véritable regard sur le paysage et la nature et nous indiquent la meilleure manière de les mettre en scène. Ils dénoncent les simulacres anciens mais aussi la géométrie lorsqu'elle finit par couvrir le réel jusqu'à le maîtriser sans partage.
"Le tracé ponte les lacunes, il raccourcit et shunte. Il est une économie, certes, et sans économie nous ne pourrions ni parler, ni penser, mais il implique des erreurs tout-à-fait montrables : il substitue le fini à l'infini, le continu au discontinu, le plein au vide, le régulier au hasardeux, la loi au contingent et finalement le rationnel au réel". "Le détail est le reste du réel quand le rationnel est passé par là, quand le rationaliste a découpé, distingué, divisé. La division des choses fait un nuage pulvérulent de débris et de cendres. Et plus le monde est rationnel, plus il produit d'ordures". "Un jour vous me retrouverez dans les champs d'épandage, vous m'y viendrez rejoindre". "Dans les poubelles de la taille, nous retrouverons le monde lui-même !". Michel Serres : "Le passage du Nord-Ouest"
C'est à cette invite et à celle de Mandelbrot que je tente aujourd'hui de répondre par mes nouveaux projets.
Michel CORAJOUD - Paysagiste