Retour: textes disponibles

Conférence à l'école Normale Supérieure de la rue d'Ulm lundi 9 février 1998:

"Les lundis du paysage"

 

 L'horizon

Pour parler de l'horizon, je commencerai par définir mon point de vue, dire à quel titre je vais m'exprimer ce soir!
À partir de ce point de vue particulier, je développerai mon opinion sur deux idées très courantes et probablement très justes, mais qui, parce qu'elles m'ont, à un moment ou à un autre, irritées, m'ont obligées à les réfléchir souvent et à tenter d'en infléchir le sens...

- La première de ces idées qui je le crois est admise de tous:
Le paysage implique nécessairement un sujet qui, d'un point précis, regarde jusqu'à l'horizon et qui qualifie ce qu'il voit. Il n'y aurait pas de paysage sans cette subjectivation.

- La deuxième idée:
L'horizon est une circonscription, une clôture du champ visuel qui cadre le paysage. Cette ligne peut être dépassée' mais elle garde toujours son sens étymologique: l'horizon, en grec, veut dire qui délimite.

Provoqué par ces deux idées:
- je suggérerai de rétablir un certain équilibre, que je crois rompu, entre la subjectivité de celui qui regarde et l'objectivité féconde d'un paysage, d'une réalité qui serait enfin retrouvée!
- j'infléchirai la notion d'horizon en montrant sa porosité, sa variabilité, son mouvement d'ouverture qui me semble être consubstantiel à tout paysage
- enfin, je proposerai quelques conduites fondatrices d'une pédagogie, d'une pratique du projet sur le paysage.

Mon point de vue n'est pas exactement celui d'un scientifique qui observe le paysage en l'objectivant.'
Mon point de vue n'est pas exactement celui d'un artiste, d'un poète, d'un esthète privé qui, dans l'intime relation du sujet et de l'horizon qui cadre le paysage, a tendance à survaloriser son regard et considérer beaucoup le paysage comme son propre prolongement... comme une source disponible pour son imaginaire et son inspiration.
Non! mon point de vue est celui d'un homme de projet qui œuvre sur l'espace public pour l'améliorer et d'un enseignant qui engage des étudiants à cette même pratique du projet. Pour que cette activité soit fondée, pour qu'elle s'inscrive, sans rejet, dans la réalité, pour qu'elle produise du sens pour ceux qui auront à fréquenter ces nouveaux paysages, je dois résoudre en même temps, au moins deux questions:

- Je dois maintenir dans un certain équilibre cet antagonisme nécessaire, aux dires d'Augustin Berque, entre ce qui serait la part objective, le donné physique du paysage et la part subjective, la part phénoménale, l'appréciation sensible du paysage.
Toute surévaluation de l'un ou l'autre versant de cet antagonisme conduirait inexorablement, comme nous l'a montrée notre histoire récente, à la "tabula rasa", à l'indifférence ou à la dépréciation du paysage tel quel. Je devrais le montrer!
- Je dois aussi m'inscrire dans l'histoire de l'horizon telle que nous l'a retracée si bien Michel Collot dans "les horizons fabuleux". De l'horizon clôture à l'horizon étendue, à l'horizon déplacé. Je tenterai de déplacer encore cette notion pour la sortir de sa stricte spatialité, pour en faire une sorte d'ébauche du temps où l'horizon serait passages et distributions.
C'est donc bien en créateur que je me situe, mais un créateur qui a la responsabilité de modifier, de transformer le paysage d'usage d'autrui et donc à ce titre qui doit faire nécessairement converger ses horizons propres vers des horizons plus collectifs. Faire une sorte d'intégrale des point de vue, une somme des connaissances relatives au paysage considèré.

 Pour introduire la première question, je me servirai d'une expérience faite et renouvelée dans le T.G.V. entre Paris et Lyon (je réutiliserai encore le T.G.V. pour introduire la seconde question ce qui donnera, je l'espère une certaine continuité à mon propos)!
Si je m'installe pour regarder le paysage dans le sens de la marche, alors je suis placé dans une situation active, je découvre, j'ordonne, je construis, j'anticipe le paysage à partir du défile de ses divers horizons et de la multiplicité des points de vue qui s'enchaînent  devant moi. Je suis un sujet agissant. À l’occasion d'un autre voyage et place de la même façon, je peux vérifier que j'ordonne et  qualifie encore et parfois autrement les mêmes lieux. Je peux faire varier, plus ou moins le paysage en le revoyant. Je suis donc à l'origine du paysage lui-même.
Si, à l'oppose je m'installe pour regarder le paysage, à contresens de la marche, les différents horizons qui forment ces paysages adviennent brutalement  dans mon dos et se ruent dans mon champ perceptif. Les paysages défilent tels qu'en eux-mêmes, je les constate, je suis passif, je ne peux rien anticiper. Je suis complètement subjugué, fasciné par le déferlement du monde tel quel.
Cette expérience ravive en moi l'antagonisme entre le donne objectif du paysage et la subjectivité de celui qui le regarde; entre le physique et le phénoménal entre environnement et paysage au sens d'Augustin Berque. Augustin Berque qui montre bien l'évolution historique de cette dualité où l'une des composantes s'enfle au détriment de l'autre ou les deux se confondent.

Confusion de l'époque pré moderne où l'ethnocentrisme et la subjectivité individuelle venaient interférer trop fortement sur la connaissance du réel. Scission totale de la modernité qui, au nom de la science et de la raison, remet en cause tous les horizons irrationnels qui limitaient la connaissance.
Berque montre comment la modernité a déconnecté l'esthétique et l'intelligible, le sensible et le factuel, l'artiste et l'ingénieur...Aux extrêmes de ce mouvement de balancier où soit le sujet, soit l'objet emporte toute l'attention, c'est toujours une partie de la réalité qui est, dans l'action, soit négligée ou soit dépréciée.
Quand la rationalité l'emporte, elle délabre inévitablement le sens et la singularité des paysages. Elle leur substitue la pauvre éffigie d'un espace universel. Le style international amnésique de l'urbanisme et de l'architecture moderne est une des manifestations de la "tabula rasa".
Quand la subjectivité devient trop forte c'est le monde factuel qui s'efface. On peut alors combler ce manque par un imaginaire débridé et sans contrainte et transformer les lieux: "tabula rasa" à nouveau!
Toute la difficulté est donc de maintenir un certain équilibre, sans les confondre, entre ces deux versants, une médiance comme le propose A.Berque.

 Le paysage est, comme le montre si bien Michel Collot, toujours vu par quelqu'un de quelque part. Cette intime relation entre le sujet qui regarde à partir d'un certain point de vue et l'horizon qui cadre son champ et décide ainsi du paysage, explique que le paysage est plein de subjectivité, plein de symboles et de valeurs. Michel Collot ensuite montre comment  ce point de vue unique sélectionne des parties sur la globalité de l'espace, comment il laisse des zones d'ombre, des parties invisibles. Zones d'ombre qui nécessiteraient pour apparaître un déplacement du point de vue.
Il dit que tout chose regardée possède une face cachée qui se dérobe à la vue et que de ce fait même ouvre l'imaginaire qui comble ce manque. Le spectateur, faute de voir, anticipe ou imagine.
Il dit encore que derrière tout paysage se cache un autre paysage à découvrir, l'emboîtement des horizons forme un espace gigogne.
Ce que l'on ne voit pas du paysage c'est ce qu'un autre, au même moment peut voir à partir d'un autre point de vue.  Il introduit donc  la présence des autres, la conscience que l'on n’est pas le propriétaire exclusif du paysage bien que l'on participe activement à sa parution. Les horizons sont multiples et partagés.
Or ce qui me préoccupe lorsque je projette, c'est comment ne pas asservir l'espace sur lequel je travaille à ma seule représentation, à l'hégémonie de mon seul point de vue. Pour conjurer cette forme de réduction, cette majoration abusive de telle ou telle qualité du paysage revellée par mon unique point de vue qui aurait comme conséquence un projet abusivement centré, monomaniaque, je propose l'apprentissage d'une certaine forme d'ubiquité.
Le problème du projet de paysage n'est pas dans l'unité mais dans la somme.
Une démultiplication du point de vue en parcourant en tous sens, en visitant intensément le paysage considère, je peux ainsi, me semble-t-il, m'approcher d'une certaine objectivité, d'une certaine connaissance sans me départir de mes outils sensibles d'appréciation. Mais, je reviendrai tout à l’heure à cette conduite.

 Il y a donc, me semble-t-il, deux écueils à l'enseignement et à la pratique du projet sur le paysage:

- le premier est une affiliation trop forte à l'analyse en préalable de la phase de projet à partir de données dites objectives que l'on ponctionne sur le paysage à la suite de visites plus ou moins succinctes. Généralement ce sont les plus tranchées, les plus saillantes, celles qui se prêtent le mieux à la représentation, à la transcription. Celles  qui donnent du relief aux disciplines d'enseignement souvent limitées et toujours juxtaposées. Cette approche analytique est souvent séparatrice, elle démonte la réalité en divers lambeaux que l'on peut ensuite manipuler tout à son aise dans les lieux clos de son atelier ou de la salle de cours.
Ce qui fait alors l'objet de l'élaboration du projet n'est jamais que le fruit d'une extraction et l'on ne peut pas s'étonner ensuite de la difficulté de nos étudiants à remonter, dans son juste foisonnement, la réalité sensible de ce paysage lorsqu'ils en font le projet!
. L'importance exagèrée du langage, dans la formation et plus généralement dans notre société, n'est pas sans rapport avec l'hégémonie du visuel. L'un et l'autre tranchent, discriminent, désolidarisent. Ils sont du côté de l'éfficace, de la synthèse et parce qu'ils ont pouvoir de négliger, on les utilise souvent pour maîtriser les choses.
- Le second écueil est la fascination de celui qui projette pour son propre point de vue et pour l'imaginaire qui le prolonge, fascination si forte qu'elle éclipse  toutes les données du paysage physique considèré. Le projet entre en force (comme une utopie: littéralement sans lieu) dans le paysage et y introduit rupture et violence.
Se méfier du point de vue unique. Seul un investissement intense, une effervescence projectuel en direction du paysage tel quel peut amenuiser cet écueil.
Il faut, dans l'acte du projet considèré comme un outil de connaissance avant d'être un outil de résolution, déplier un à un et progressivement presque tous les horizons, presque toutes les significations, presque tous les savoirs. Il faut agencer le maximum d'éléments de subjectivité pour garder ou donner du sens au projet et prendre en compte, dans le même temps, le maximum d'éléments d'objectivité pour favoriser l'inscription du projet dans la réalité globale.

Je dévoilerai, en dernière partie de mon exposé, quelques-unes des conduites, on pourrait même dire des ruses que je propose pour optimiser, dans la phase même du projet, la pénétration et l'agencement d'un maximum de données.
Mais ce sont bien les horizons, la manière dont on les considère, les différentiels états limite du paysage: la délimitation qui, à mon sens, sont au centre de la question du paysage.

 DEUXIEME PARTIE

Comme promis, je retourne dans le T.G.V. entre Lyon et Paris pour introduire la deuxième question que pose l'horizon-déimitation.
En regardant la campagne, je cherchais à caractériser les différentiels effets de cloisonnement interne du paysage, la superposition des diverses couches d'horizon et leur emboîtement et je me suis mis à penser aux animaux de relative petite taille, celle des mulots par exemple, des fouines ou du lapin. Je pensais que pour eux, rien ne pouvait empêcher une pérégrination où tous les sens dans l'espace sont toujours possibles. Rien ne peut vraiment les arrêter (l'eau peut-être pour ceux qui ne savent pas nager). Je n'ignore pas que chacun d'entre eux est cependant astreint aux limites des territoires qu'il s'est lui-même fixé mais à l'échelle interne de ce territoire. Tout ce qui se propose à nos yeux (mais aussi à notre usage) comme des limites qui cloisonnent la campagne: haies, ronciers, bois etc... et la subdivise en différentes unîtés ne les empêchent pas, eux, d'aller directement où bon leur semble.  Il n'y a pas, pour eux, de véritables limites (et peut-être pas d'horizon) puisque ces cloisonnements ont des lacunes qui sont d'une taille supérieure ou égale à celle de ces petits animaux.
Cette observation de la porosité générale des limites ébranle, pour moi, l'idée que l'horizon est bien ce qui ferme l'étendue du paysage.
Dans le paysage, il n'y a pas de limites si dures; si closes qu'elle ne se fissurent et s'ouvrent sur des espaces mitoyens. Il n'y a pas de discrimination véritable entre les différentis lieux du paysage.
Si je pense à la liberté de ces petits animaux c'est parce que j'ai une véritable hantise de la fermeture, de l'enfermement.
Lorsque je visite un site sur lequel je dois intervenir, très rapidement je prends de la distance et m'esquive pour éviter que mon client ne me recentre trop exclusivement sur l'emprise de son "domaine". Je diverge sur ses limites pour y découvrir les diverses issues par lesquelles je vais pouvoir m'en évader.
C'est en forçant les frontières qui me sont assignées que je mesure leur résistance, que je fais l'état de leur porosité. Ainsi, je teste les diverses conditions par lesquelles, ici, l'espace s'affirme ou bascule, là, sur des espaces voisins. En m'éloignant encore, je vérifie quelles sont les limites de ce voisinage et quels sont les guichets par lesquels il s'extravase à son tour, et s'ouvre sur les lointains.
Mon escapade détermine donc quels sont les horizons véritables de ce lieu.

Les éléments d'un paysage sont toujours caractérisés par leur faculté de débordement, par la diversité et la complexité des pactes qui les lient aux éléments voisins. C'est donc aux situations limites que l'on trouve le gisement de toutes les qualités. Celles qui affirment la présence des choses et celles qui, dans le même temps, les estompent pour les faire coexister et les fondre dans un milieu plus vaste.
J'associe volontiers, l'idée d'horizon à cet état particulier des limites qui font paysage.

 Pour explorer les horizons d'un paysage on doit s'engager dans  un double mouvement: celui qui nous éloigne du lieu considère et nous libère de son emprise et, celui qui, tout au contraire, nous fait entrer dans son intimité par une exfoliation minutieuse et progressive de ses divers états limites.
Porosité des limites physiques du Paysage. Dans un paysage l'unité des parties, leur forme vaut moins que leur débordement. Il n'y a pas de contour franc, chaque surface, chaque forme vibre et s'ouvre sur le dehors! Les choses du paysage ont une présence au-delà de leur surface. Cette émanation particulière s'oppose à toute discrimination véritable.
Je voudrais illustrer ce que je considère être une particularité consubstantielle du paysage, qui le différencie fondamentalement de la ville, des objets ou des corps.
À l’inverse de ce que l'on pourrait croire, je ne pense pas que l'horizon est un fond sur lequel se détachent des plans successifs. Je pense, au contraire, que l'horizon est une puissance de cohésion et d'ouverture et je le montre.

 Avancées- reculées sans résistance

Pacte. Présence majoritaire du vivant.

 La ville, l'architecture, mime. Les partages sont plus rigoureux, plus fermes. Artefact. L'horizon des cours.

 Les objets.

 Les corps.

 -Porosité des limites physiques... perméables au regard et au mouvement.
-Variabilité temporelle de ces limites physiques: variabilités saisonnières: chute des feuilles, taille des haies, coupe à blanc, éclaircies, récoltes, la neige, l'inondation, le feu, la brume etc.... Dynamique des paysages qui nous font sans cesse, reconsidérer leur juridiction.
-Variabilité historique. Le paysage enregistre. Palimpseste. Tracéologie.
-Variabilité de la perception des limites: "Au coucher du soleil, les choses perdent leurs arêtes vives" Virginia Woolf  Alors que, dans la pleine lumière, on peut insister sur la limite des choses pour accuser leur domaine et pour marquer leur discontinuité dans l'espace.
Perception des échelles, connecter les échelles. Difficulté de l'évaluation des distances, des épaisseurs. J.Simon
-Variabilité de la conscience et du sens de la limite, de l'horizon.

limites juridiques, cadastrales. "Le domaine", le "territoire".
limites culturelles: la géographie de la langue, des pratiques culturales.
limites affectives
limites symboliques etc...

 Toutes ces lacunes, cette porosité, ces diverses déformations et évolutions tissent, pour un même site, des frontières diffuses, des lignes de partage qui frangent, se dérobent, se superposent pour parfois se confondre.
L'horizon est "un confus distinct" comme le dit Michel Serres.
L'horizon est si peu stable qu'il est l'exact contraire d'une fermeture, il est une puissance d'ouverture, de débordement car:
- c'est par lui que les espaces basculent les uns dans les autres et s'entre déterminent.
- c'est par lui que les paysages proposent la variété de leurs qualités.L'horizon est la manière singulière dont un espace modèle son rapport avec ses espaces voisins.
Les espaces glissent les uns vers les autres, ils transgressent toutes les bornes, toutes les propriétés. Ils vont puiser leur qualité dans les espaces extrinsèques.
Parce qu'il est lacunaire, instable dans le temps, multiple et changeant dans l'imaginaire et la représentation, l'horizon est un passage, un lieu d'interrelation qui fait se chevaucher, coexister et s'enchaîner des paysages singuliers.

 TROISIEME PARTIE

 Les 9 conduites nécessaires pour une propédeutique, pour un apprentissage du projet sur le paysage.

 CONCLUSION

 Cette irritation qui  m'a conduit à réfléchir sur la question de l'horizon était au fond de moi, motivée par une indéfectible envie de renouer avec la réalité au moment où l'on entre, semble-t-il, de plain-pied dans l'aire de la virtualité.
Je persiste à penser que tous les lieux, sans exclusive, même les plus déficients sont pleins de propositions et qu'ils méritent considération et faire un projet c'est saisir des opportunités. Or ces opportunités ce sont les horizons de ces divers lieux qui les proposent. Je vous convie à les reconnaître... avec moi!

 

 

 

 

 

 

Retour: textes disponibles