LHorizon
Interview pour la revue « Face » le 05 mars 2004
Dans votre travail, la notion d« horizon » est centrale. De quoi sagit-il : un concept, une réalité physique, une métaphore ?
Voici comment jen suis venu à mintéresser à lhorizon. À cause de cette question qui est souvent posée au paysagiste : quest-ce quun paysage ? Assez vite, jai compris quon ne devait sappliquer à cerner cette notion dune façon trop précise. Nous avons la chance de travailler sur un champ très ouvert : le paysage
ce qui rend difficile sa définition et cette difficulté est un avantage. Combien de professions, dactivités se sont amoindries à vouloir trop borner leur champ.
Quand je me suis intéressé au paysage, jai été conduit à réfléchir sur la différence entre architecture et paysage. Dans un paysage contrairement à la ville, les éléments qui le constituent ne forment pas des blocs opaques de résistance ; dans le paysage, il ny a pas de limite franche, il ny a pas de réelle fermeture. Toutes les matières sont poreuses, il est toujours possible de passer ou voir au travers de presque tout. Un petit animal, dans le paysage, peut vagabonder absolument en tous sens. Il na pas de véritable obstacle sauf peut-être leau sil ne sait pas nager.
Le paysage est majoritairement lacunaire, il est donc caractérisé par son ouverture et cest de là que me vient cette idée de lhorizon.
Lhorizon, au sens commun, apparaît pourtant comme une limite. Certes, une limite qui se déplace toujours avec le spectateur
Je ne parle pas de lhorizon des marins, cette ligne abstraite qui effectivement nest jamais fixe
je pense plutôt à lidée dun horizon recomposé. Parce que, dans un paysage, nous sommes sans cesse sollicités à dépasser les limites pour passer dun espace à lautre et à lautre ensuite et au suivant encore
, parce que nous sommes souvent dans cette situation de passage, lidée dhorizon nous apparaît aisément par une anticipation des lointains.
A propos de cette ouverture et de cet enchaînement des composantes du paysage, je me suis aperçu qu il y a souvent des réponses pertinentes à trouver, pour un lieu donné sur lequel on nous demande de réfléchir, en observant les qualités des espaces qui sont au-delà de sa circonscription
Lespace, dont il est question, contient, en lui-même, certaines incitations, certaines qualités sur lesquelles nous pouvons fonder notre projet. Mais nous pouvons aussi en déceler dautres, parfois très importantes, dans les espaces mitoyens, proches ou même beaucoup plus lointains.
Les limites dun terrain sont, le plus souvent, définies par un document juridique abstrait qui règle létat dune propriété; elles ne sont donc pas toujours fondées sur les conditions concrètes du site densemble où elles sinscrivent. Cest pourquoi je ne me laisse jamais enfermer dans lemprise des lieux sur lesquels je projette; je ne me laisse pas circonvenir par le « tour du propriétaire ». Il vous faut toujours mettre en cause les limites qui vous sont proposées, il vous faut « sortir de là » afin dexplorer toute la profondeur du territoire. Dans ce dépassement, vous découvrez quels sont les horizons vrais ou possibles dune parcelle, vous comprenez le sens quelle a ou doit avoir dans lenchaînement des lieux qui, par emboîtement, font le paysage.
Il y a, bien sûr, plusieurs natures à lhorizon : il y a lhorizon concret, vrai ou recomposé, il y a lhorizon historique, lhorizon sociologique, politique, lhorizon de limaginaire et dautres encore qui sorganisent et se croisent dans lépaisseur sédimentaire du paysage.
Mais pour revenir à la ligne dhorizon elle-même, je ne la vois pas comme une limite franche.
Quand je regarde un champ cultivé qui à ses confins va jusquà toucher le ciel, je vois cette ligne trembler et sépaissir. Je vois la terre et le ciel, ces deux mondes sinterpénétrer. Le sol du champ est fertile parce quil y a du ciel dans lépaisseur de la terre. Que fait le paysan ou le jardinier lorsquil travaille la terre ? Il la remue, il en déplie la surface de contact, il louvre enfin pour que le ciel y pénètre; on dit alors quil aère le sol.
Il y a toujours, vous le voyez, cette question de lépaisseur dans laquelle sorganisent les passages et se tissent les alliances.
Vous projetez du paysage
Cette relation du sol et du ciel est-elle susceptible de création ou dinvention ? Lair est pollué, le sol est bitumé, bétonné... Peut-on encore « créer » le paysage ?
Oui bien sûr. Quand je dois faire le projet dun parc par exemple, la première question que jenvisage est celle de trouver, au-delà des limites de mon site, des qualités paysagères que je puisse mapproprier. Pour le parc de Gerland, à Lyon par exemple, il y avait, dans le lointain, la présence des « balmes » ou coteaux du Rhône. Pour avoir orienté avec soin le projet et notamment son allée principale en leur direction, le public qui le fréquente aujourdhui, a limpression que les balmes font partie intégrante du parc. Dune certaine façon, en ménageant ces vues, en mettant en scène les lointains, jai mis de linfini dans lemprise finie du jardin.
Cette seule attention portée à lhorizon fait comprendre explicitement dans quelle géographie densemble le parc de Gerland est inscrit.
Il y a toujours un « au-delà » des lieux sur lesquels vous travaillez; un au-delà quil importe de considérer dans le projet. Larchitecte qui conçoit un bâtiment ne prête pas toujours attention au fait quil peut fermer une perspective, boucher un horizon... À Genève, en perspective des rues il y a presque toujours une montagne. Cest la valeur paysagère de cette ville comme dAnnecy sa voisine française ; elles intègrent leurs lointains et elles sont en accord avec le grand paysage, avec leurs horizons.
Cest une chance davoir les montagnes en perspective
Cest une chance, mais elle est plus fréquente quon ne limagine. Même dans les endroits peu accidentés il y a toujours quelque chose à mettre en exergue. Une lisière, un boqueteau, une petite dépression, la rive plantée dun ruisseau
On peut toujours récupérer quelque chose. Un des problèmes importants de la ville contemporaine me semble être son obstruction et de ce fait, sa désorientation. Laccumulation non réglée des constructions dans la ville actuelle est telle que tous les horizons se ferment. Il ny a plus de lointains, plus de paysages, ou du moins plus cette forme de paysage que crée le rapport intelligible entre le grand territoire et les divers agencements des hommes qui lhabitent. De plus, les systèmes de liaisons que sont les autoroutes, les périphériques, les voies rapides aggravent cette situation. Les échangeurs sont, comme dans le début du jeu de Colin-Maillard, une manière de vous donner le tournis au point quà la sortie, vous ne savez plus si vous êtes en direction du Nord, du Sud ou bien de lOuest.
Lorganisation de la ville doit aujourdhui faire attention à ménager des ouvertures, laisser des respirations, établir des points de vue, des axes qui, par effet denchaînement, maintiennent et valorisent les horizons-paysages du site daccueil.
Ce lointain peut-il seulement être « conçu » ? Il faut le révéler somme toute
Il faut aller le chercher. Trop peu de personnes y prêtent attention. Il ny a pas de terrain sans horizon. Avant de chercher le sens que vous souhaitez donner à votre projet, il vous faut vérifier quil ne soit pas, en partie donné par les relations que ce terrain-là établit déjà avec dautres lieux. Car, dans ces relations, sont inscrites lhistoire du site, celle, de la géographie et celles des hommes qui sy sont succédé.
Je pense à la Hollande, plat pays, horizon permanent... Y a-t-il dans ce pays une école, un travail sur le paysage comparable à ce qui se fait en architecture ?
Aujourdhui, les Hollandais arrivent avec beaucoup de force et de succès dans les concours sur le paysage. Ils ont vision radicale, conquérante. Ils disent « Dieu a créé le monde et nous nous avons créé la Hollande ». Ils ont un appétit féroce pour la création de paysages de toutes pièces. Il suffit de survoler leur pays ou encore le Surinam, où ils ont complètement structuré le territoire, pour mesurer limportance de leurs interventions. Je pense que dans nos pays où le territoire est plus stable, plus fiable, il est nécessaire de faire plus attention au contexte.
Quelle est la relation entre la notion dhorizon et celle de léchelle, de mesure, notre relation « mesurée »au site, au lieu ?
Dans le paysage, tout est à la fois mesurable, et incommensurable
La plus grande difficulté de notre métier de paysagiste est celle dattribuer leur véritable dimension aux choses. Heureusement, il y a beaucoup de signes qui nous aident à faire cette évaluation. Le simple fait que les paysans travaillent la plus importante de notre territoire, nous donne de nombreux éléments de mesure qui sont en rapport avec notre propre corps. Linter distance des labours, la taille des champs, limplantation des arbres dans les haies ont des valeurs qui nous sont familières
En apprivoisant le territoire, en constituant la campagne les paysans ont depuis longtemps créé des échelles de mesure qui nous permettent dappréhender aisément la plupart de nos paysages.
Peut-on parler, comme en architecture, de « proportion » du paysage ? Ce terme a-t-il encore une pertinence dans ces domaines du lointain, de lhorizontalité ?
On peut, oui, parler de proportion dans le paysage surtout lorsquil est construit par lhomme. Je suis toujours surpris lorsque je survole en avion les paysages agricoles, rien ny est véritablement laid, rien ny est véritablement mal dessiné, mal proportionné. La mosaïque des champs est souvent harmonieuse. Cela tient, à mon avis, aux relations obligées et très anciennes entre le substrat dorigine, le terrain et le travail cumulé et ingénieux des ruraux qui lont investi : lorganisation des champs, des chemins, le sens des sillons, le dispositif découlements des eaux, etc. Il y a une succession de grandes et petites rationalités qui ont donné progressivement du sens et de la beauté à ces paysages qui, malgré les dérives de ces dernières années, gardent une certaine harmonie. Dans le paysage général de la modernité, les paysans ont plutôt mieux fait que les urbanistes.
Vu den haut, le paysage effectivement apparaît toujours beau. Et pourtant vu den bas, ce nest pas toujours le cas.
Au centre du pays, la campagne est encore belle. Mais effectivement, dans les situations périphériques de la ville, elle se gangrène et sappauvrit. Elle se dévitalise parce quelle est en attente imminente de son occupation par la ville diffuse.
La crise actuelle de la ville est bien celle de sa périphérie. Certains défendent aujourdhui lidée que la modernité se caractériserait par le principe de laccumulation simple : la « ville émergente » ; ils pensent que le principe de larticulation et la relation entre les choses est une notion désuète. Personnellement je pense le contraire. Ce qui disqualifie la périphérie de la ville, cest justement le manque de lien entre les choses
Beaucoup trop darchitectures aujourdhui affirment leurs qualités par le célibat, par le fait quelles sexpriment « seules ». Avec lidée quelles doivent apparaître un jour dans une revue, au milieu dune page bien claire, sans rien autour. La question de la connivence, de linterrelation, la question du contexte nest, semble-t-il, pas au centre des préoccupations de lurbanisme. .
Dans létude du projet de la plaine St Denis, nous avons tenté linverse. Nous pensions réorganiser cette ancienne plaine industrielle à partir du réseau des espaces publics et du paysage : les rues, les plantations des rues, les places, les jardins, le réseau des eaux pluviales, etc. seraient pensés en toute priorité pour créer suffisamment de liens et quensuite les architectures privées sexpriment, dans le parcellaire, plus librement.
La question de la gestion des eaux pluviales dans la ville est un exemple intéressant. En retenant les eaux pluviales en surface, les jours dorage, le plus longtemps possible avant de les envoyer dans les égouts, on peut créer un paysage linéaire où les eaux circulent et irriguent tout à la fois. En ce sens leau, élément du paysage, crée du lien.
Leau est donc un des matériaux du paysage.
Évidemment, tout territoire a de la pente, une pente naturelle découlement. Il nous faut rendre lisible la manière dont les eaux circulent. Il nous faut révéler les différentes pentes, aussi minimes soient-elles et mettre en scène la manière dont elles sarticulent.
Leau pour le paysage serait un peu léquivalent dun « matériau » pour larchitecture, comme le vent peut-être, ou lombre
. Comment de tels impondérables se représentent-t-il ?
Leau est une presque vivante, elle est donc difficile à représenter. Le végétal est lui aussi très difficile à dessiner. Un designer, un architecte représente son objet en figurant dabord ses contours. Dans le paysage, les composantes nont pas de vrai contour, leurs limites divergent infiniment et lon nen finirait jamais de dessiner lexacte forme dun arbre. Parlant de la côte bretonne, Michel Serre dit quon ne peut pas la cartographier précisément car elle présente dinnombrables invaginations qui, à léchelle microscopique se développent infiniment.
Nos dessins évitent le contour, ils partent plutôt du centre comme une énergie qui sépand et sépuise à un moment donné.
Le paysage est bien différent du monde des objets. Associer intimement des objets est une entreprise quasiment impossible, leur forme est close et ils restent internés dans leur contour. À linverse les éléments du paysage ont des formes qui se démultiplient, qui divergent, qui souvrent enfin. Et par le fait même de cette ouverture, les choses se fondent et se constituent en un milieu. Par le fait même de cette ouverture, il y a passage et de passage en passage, les lieux senchaînent jusquà lhorizon.
En regardant la lisière dune forêt, jen perçois lunité. Mais si je mintéresse à en isoler un des arbres qui la composent, jaccommode sur lui, je lapproche de moi en quelque sorte, je lexamine, je lidentifie enfin. Si je le désire, je le remets à sa place et il réintègre, sans peine le fond doù je lai détaché. Le paysage offre cette possibilité dextraction de certaines de ses composantes, pour les distinguer et de les faire, ensuite, reculer pour les fondre. Les objets eux résistent à cette sollicitation. Leur forme est trop empesée et ils se détachent déjà trop nettement sur leur fond. Les objets ne se constituent pas en un milieu, ils coexistent en ayant définitivement lair dêtre posés sur le monde
Une autre caractéristique du paysage, qui conforte le mouvement de passage, est lobliquité.
Rien ny est jamais massivement vertical sauf certaines montagnes peut-être. Le regard glisse continûment, rien ne larrête. Même en limite de haut de pente, en réunissant toutes les informations alentour, vous pouvez, sans grande peine, anticiper le paysage de lautre versant. Dans la ville dense, chaque architecture fait un bloc vertical de résistance qui fait césure.
Toute une théorie de la perception explique le privilège de la verticalité par rapport à lhorizontalité. Est valorisé ce qui se dresse
Alors queffectivement le paysage travaille avec loblique, la pente
On peut dire à cet égard que notre préoccupation est souvent celle de faire surface et nos efforts daménagement vont rarement jusquà la verticale.
Notre sol de prédilection est le « stabilisé ». Il est fait de terre dans laquelle on ajoute certains éléments pour quelle devienne un peu plus cohérente et quelle ait une meilleure portance. On ajoute un peu plus, mais jamais trop, pour quil garde sa plasticité (qui est lélément de confort de ce sol) et pour que leau de pluie puisse toujours y percoler. Ici, encore, il sagit douverture !
Jai vérifié la grande différence entre larchitecture et le paysage quand R.Meier a construit, devant chez moi, le bâtiment de Canal à Paris Lédifice est fondé au bord de la Seine, sur un sous-sol que la rivière rend très instable. Ils ont coulé du béton par milliers de mètres cubes, pour anéantir définitivement toutes les forces qui, jusque-là, animaient le sol.
Larchitecture se pense rarement avec le sol, le sous-sol. Le thème de la fondation et de la gravité ont pourtant à voir ensemble.
Pour garantir sa verticalité, larchitecture a besoin de stabilité, elle se fonde. Dès que les points dappui sont trouvés, dès que la surface du terrain est dépassée, elle a gagné toute sa liberté décriture. Nous sommes nous tenus sans relâche possible aux contingences horizontales ou obliques dun sol qui reste instable.
Lorsque vous commencez à vous enliser, dans un terrain trop meuble, vous vous jetez à terre, allongé, bras et jambes écartés pour accroître votre surface de contact et ne pas vous enfoncer. Cest de cette manière que nous envisageons notre quête de stabilité. Faire surface est une notion qui fonde la pensée paysagère
« Faire surface »
Alors que larchitecture cherche plutôt à « faire face »
Cest bien cela.