Versailles :Lecture d’un jardinMichel Corajoud, Jacques Coulon, Marie-Hélène LozeTexte paru dans les annales de la recherche urbaine N°18-19 juin 83 aux éditions Dunod
Certains aspects actuels du jardin de Versailles nous ont paru susceptibles de relancer le débat sur l‘historique de sa mise en oeuvre. Ce qui a fondé notre méthode, c’est l’idée qu’une lecture directe et contemporaine du jardin peut déceler un certain nombre d’indices qui témoignent de son évolution. Dans la variété des formes et des figures, mais surtout dans leur mode de distribution, nous pouvons percevoir le changement et la durée; le jardin, comme tout paysage, enregistre le temps. En effet, nous pensons que, s’il est important de savoir interpréter le paysage, il n’est pas inutile de savoir le regarder; c’est pourquoi nous avons délibérément orienté notre travail sur des méthodes capables de nous initier à la matérialité du jardin, à la variété de ses formes et de ses agencements, afin de décrypter, au travers des surimpressions, le temps et la manière dont ils ont été produits. Familiarisés par notre pratique de paysagistes aux modes d’élaboration d’un projet, nous avons certaines aptitudes à mettre en évidence les composantes et les structures internes du ou des projets successifs ayant donné forme à ce jardin; mais aussi celles de percevoir les ruptures, les collages, les cicatrices, les prothèses, bref, toutes formes constituées qui lui ont donné du corps (son identité évolutive). Dans le foisonnement des apparences, quels indices fallait-il rechercher pour interroger la mémoire du lieu ? En effet, compte tenu du caractère exploratoire de cette recherche, à quel niveau devions-nous accommoder notre regard ? Il était, en effet, possible d’observer le jardin selon plusieurs données ou catégories de données structures, formes, textures, ambiances, points de vue, etc., en dérobant des indices à chacun de ces niveaux. Cette méthode avait l’avantage d’interroger le jardin dans sa globalité, mais le temps nous aurait manqué pour coordonner ces différentes observations. Nous n’ignorons pas cette difficulté depuis deux ans, avec nos étudiants, nous expérimentons des méthodes d’analyse sur ce jardin. Tout en sachant que le paysage n’est pas réductible au découpage formes, structures, etc., nous avons fait le choix d’aborder cette recherche selon des modalités proches de celles que nous utilisons dans notre propre démarche de projet, c’est-à-dire en décomposant l’espace selon certains processus de son élaboration et en privilégiant un de ses aspects. Nous avons décidé d’étudier le tracé, aspect le plus abstrait du jardin, le moins étudié et cependant celui dont tout le monde parle lorsqu’il s’agit de Versailles. Pour nous, la conception du jardin commence par la maîtrise du site, par le bâti général à partir duquel les lieux s’organisent, les formes s’installent. Concernant les jardins de Versailles, il existe de nombreux documents et études qui nous informent sur chaque élément, présent ou disparu, entrant dans la composition du jardin. Les historiens ont fait porter tout l’effort d’investigation sur les composantes, sans jamais parvenir à réellement les situer dans leur système d’agencement. En effet, ce que nous saisissons le mieux et le plus vite, ce sont les formes dans leur individualité. On sait donc à peu près certainement par qui, à quelle époque et où ont été placés tel vase, telle statue, tel bassin, tel ensemble d’éléments formant un lieu spécifique. Ce qu’on connaît moins et qui cependant relève de l’art des jardins, c’est ce qui règle la position relative des éléments les uns par rapport aux autres : leur mode de distribution. Les statues du jardin que l’on protège l’hiver par une housse de plastique vert perdent, à cette occasion, leur identité et leurs connotations historiques; en les couvrant, on les distrait de leur individualité formelle, on les fantomatise; alors, elles établissent entre elles de pures correspondances, elles agissent à distance les unes sur les autres pour configurer plus clairement le milieu, le champ qui les organise. Or, le tracé est précisément le moyen projectuel, le canevas abstrait (souvent inexprimé) qui gère fondamentalement l’ensemble des dispositions visibles dans l’espace et l’articulation des parties. C’est l’armature que se donne le concepteur pour embrasser le site et y organiser la diversité que le jardin rassemble. On ne peut appréhender le jardin ni comprendre ce qui en fait l’harmonie par la simple somme de ses composantes il faut patiemment recomposer le mode d’assemblage, la structure avec ses hiérarchies à multiples degrés telle qu’elle a présidé à l’élaboration du ou des projets du jardin. La structure (dont le tracé est partie intégrante) est un moyen terme entre la multiplicité des apparences qui nous donne le vertige et nous enlise, et l’unité pure du jardin qui, bien que pressentie, échappe à toute intelligibilité. L’intérêt d’aborder l’étude d’un jardin très ancien par le tracé est que, si chaque lieu a subi, au cours du temps, des modifications importantes, voire radicales, par contre le système qui coordonne les lieux la distribution, parce qu’il n’est pas de l’ordre de ce qui est ostensible, manifeste, mais de l’ordre de ce qui est sous-jacent, résiste mieux et subsiste à travers le temps. Nous nous attacherons donc à extraire de la réalité du jardin des systèmes de relations, à quantifier les rapports qui règlent la disposition des différentes figures. Le temps alloué à la recherche nous obligeait à ne travailler que sur les deux premières dimensions de l’espace, c’est-à-dire le plan. Intégrer la troisième dimension le volume est un immense travail qu’il faudrait entreprendre : nul n’ignore l’importance fondamentale des rapports de hauteurs qui règlent la mise en perspective des éléments de ce jardin. Là encore, nous avons choisi de commencer par le commencement, du moins par ce qui paraît être la première phase de tout projet sur l’espace la maîtrise du plan. Nous ne voulons pas dire par là que l’élaboration du plan est première dans l’ordre d’apparition des intuitions sur l’espace : l’espace et son devenir sont sans nul doute appréhendés globalement par le concepteur, et il n’y a jamais pour lui, tout au long du projet, dissociation claire entre plans et volumes; cependant, en tant que manipulation, le plan est sans doute le principe élémentaire et premier où se consigne avec une certaine précision le mode d’occupation de l’espace. C’est en plan que s’ébauchent les premières intentions sur l’espace; c’est surtout en plan qu’elles se mesurent avec l’espace représenté du site. Le premier cadrage est donc qualitatif; le second est quantitatif. Nous aurions souhaité faire l’étude de tracé sur l’ensemble du domaine de Versailles (ce que nous avons fait très partiellement). Mais les difficultés rencontrées sur le premier site travaillé nous ont contraints à définir un périmètre précis au-delà duquel les observations faites et les conclusions tirées ne peuvent être transposées. Ce périmètre est défini par le château, la route de Saint-Cyr, l’allée d’Apollon et l’allée du Petit-Pont, c’est-à-dire le périmètre formé par la toute première enceinte (Louis XIII) formant le « Jardin» proprement dit. Pour alimenter notre étude sur les tracés, nous avons consigné, au cours de nos premières visites, de nombreuses observations portant sur la composition même du jardin, observations qui, d’une certaine manière, étaient souvent les symptômes d’une aberration par rapport aux règles pressenties auxquelles le jardin devait être soumis. En effet, tout le monde s’accorde à reconnaître la rigueur de la géométrie des lieux (c’est même cette banalité qui fonde à tort la spécificité du jardin «à la française») et nous, en tant que projeteurs, sommes entraînés à percevoir le système et les hiérarchies que cette géométrie propose, donc à soupçonner les contresens qui l’ont déformée ou dénaturée. Mais ce n’est pas sur cette aptitude que porte notre recherche. Il n’importe donc pas de légitimer le bien-fondé de nos observations nous les avons faites ! Elles n’ont, pour le moment, d’autre pertinence que celle de notre intuition de maîtres d’oeuvre face à ce jardin. Pour nous, elles furent indispensables, car elles ont créé le problème, engagé notre questionnement. De notre entêtement à répondre, nous avons fait une méthode. A titre d’exemple, voici ce qu’a été l’une des observations une attention soutenue sur les entre-axes des statues et des vases bordant le Tapis Vert montre des irrégularités d’écartement dans la position des uns par rapport aux autres ; on peut aussi remarquer que le couple de vases du haut du tapis est asymétriquement placé par rapport au couple de vases du bas du tapis. Treize observations ont été retenues, qui se décomposent en trois groupes recouvrant les trois ordres d’espaces élémentaires qui caractérisent le jardin de Versailles. Le premier groupe porte sur l’espace ouvert central, qui comprend le Parterre d’eau, les parterres du Midi et du Nord, Latone, l’allée du Tapis Vert jusqu’au Bassin d’Apollon. Bien que constituée de sous-ensembles diversement orientés et qu’elle se transvase dans d’autres espaces qui la prolongent (Grand Canal, Orangerie, pièce d’eau des Suisses), cette figure centrale est clairement identifiable. Le deuxième groupe porte sur l’espace des allées et des carrefours, autres figures typiques de ce jardin, dont nous avons limité notre étude à la maille que forment Bacchus, Cérès, flore et Saturne. Le troisième groupe porte sur la figure du bosquet proprement dit. Ces trois groupes d’observations permettent donc à eux seuls d’interroger l’essentiel des ordres de composition primaires du jardin. Le QuADRILLAGE FORMÉ PAR LES AXES PRIMAIRES ORTHOGONAUX NORD-SUD, EST-OUEST. Ce quadrillage a été étudié a) sur place et sur le plan cadastral actuel; b) sur une série de plans anciens. Cette étude a porté sur l’orthogonalité et la régularité du maillage. A cette occasion, nous avons fait de nombreuses observations dont une particulièrement intéressante la perspective majeure du jardin (allée du Tapis Vert) est désaxée par rapport au reste du quadrillage. Ce désaxement a contribué à déformer la symétrie des ailes est et ouest du château; alors que le dessin des façades est rigoureusement symétrique, elles accusent cependant une longueur différente (3,20 mètres environ). La comparaison de nos observations sur place ou sur le plan cadastral avec les plans anciens a montré des écarts considérables entre ces différentes représentations. Une étude fine de ces divers plans montrerait lequel est un projet, lequel est un relevé, lequel est une copie ou une pure interprétation. A l’occasion de ce rapport succinct, nous ne pouvons pas entrer dans le détail des observations faites; cependant, elles nous ont permis de formuler certaines hypothèses propres à clarifier plusieurs de nos treize observations. En conclusion, nous dirons que nous avons acquis une conviction pour l’essentiel, le quadrillage, avec toutes ses imperfections de tracé, a résisté, semble-t-il, de l’origine (le premier château de Louis XIII) à nos jours, aux transformations du jardin. Nous verrons comment certaines figures géométriques parfaites inscrites dans les bosquets ont dû «encaisser» ces imperfections. Par contre, si certains axes sont restés stables, d’autres se sont mis à «flotter » pour se soumettre à de nouvelles axialités propres aux figures nouvelles.
La FIGURE CENTRALE DES BOSQUETS LES QUINCONCES. Cinq de nos observations de départ portaient sur la forme actuelle des quinconces. Tout laissait supposer qu’elle est entrée en force dans le cadrage du bosquet. La mesure précise des entre-axes des statues et des vases bordant le Tapis Vert accuse des différences de rythme à partir desquelles nous avons pu reconstituer progressivement les figures d’origine (le Dauphin et la Girandole) et comprendre toutes les déformations successives de ces bosquets. Nous avons, à cette occasion, émis l’hypothèse que les figures du Dauphin et de la Girandole étaient antérieures à la maîtrise d’oeuvre de Le Nôtre. En effet, Le Nôtre a introduit à Versailles des figures dont la complexité rompt avec la symétrie primaire (en miroir) des figures du jardin de Louis XIII. PREMIÈRES TENTATIVES POUR ABORDER LE TRACÉ DES FIGURES INTÉRIEURES DU MAILLAGE. Influencés par l’étude de la Girandole et du Dauphin, nous espérions mettre à jour une trame orthogonale où la plupart des éléments des figures contenues dans la maille des axes primaires se trouveraient coordonnés. Malgré tous nos efforts, il nous a fallu convenir que la (les) règle(s) de tracé des figures intérieures ne se pliaient pas à une recomposition binaire du quadrillage des axes principaux. Pour trouver un maillage qui croise un minimum d’éléments de structure des figures, il nous fallait descendre l’unité de la maille à une dimension si petite qu’elle cessait d’être crédible par rapport à l’échelle des détails que nous proposait le plan étudié. Si nous parvenions à certains résultats, ils se trouvaient immédiatement contredits par les rapports proportionnels proposés par la figure voisine. Or, notre ambition était, bien entendu, de retrouver les éléments d’un tracé générateur de plusieurs figures, voire de l’ensemble du jardin Nous avons délibérément abandonné cette piste : pour qu’une trame simple ait le minimum de pertinence, il faut que l’essentiel des structures s’y coordonnent ce qui n’est pas le cas et que la dimension de la trame soit, elle, très largement supérieure aux incertitudes du tracé. On peut, en effet, à partir d’une certaine taille de la maille, tout faire dire à une trame. Le BOSQUET DE LA SALLE DU CONSEIL . M Hoog, conservateur au musée de Versailles, avait mis à notre disposition des reproductions d’estampes de bosquets à petite échelle (1/250 environ), ce qui nous a permis de faire des études de tracé plus précises que celles que nous avions entreprises sur le plan du cadastre au 1/2 000. Notre choix s’est porté sur la figure de la salle du Conseil, qui s’organise selon une géométrie complexe. Très vite, nous avons trouvé des correspondances de tracé entre les cercles concentriques que génèrent les huit bassins. Mais ces correspondances, aussi riches soient-elles, ne rendaient pas compte de la figure d’ensemble, et cependant le dessin de la salle du Conseil s’impose par sa richesse, par son équilibre et provoque l’intuition d’un tracé. En fait, nous butions sur la même difficulté que celle rencontrée avec l’étude de Latone l’impossibilité d’établir un rapport cohérent entre les diverses distances séparant les éléments de structure. Bien qu’elle se soit soldée par un échec, la recherche d’une trame orthogonale régulière (cf. supra) a contribué à nous faire comprendre qu’il n’y avait pas de correspondances rationnelles entre les mesures horizontales et les mesures transversales qui règlent les éléments d’une même figure. Ce qui rendait évidemment impossible tout système de mise en relation à partir d’une grille. Si l’on réunit les quatre bassins du centre de la figure de la salle du Conseil par des droites orthogonales, on obtient un rectangle dont la largeur n’a pas de rapport cohérent apparent avec la longueur. Le rapport qu’elles établissent ne forme pas un nombre entier. La longueur n’est donc pas commensurable avec la largeur, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de longueur, aussi petite soit-elle, qui soit contenue un nombre entier de fois dans l’une et dans l’autre. Elles n’ont pas de partie aliquote, et ces segments sont donc dans un rapport irrationnel! De même, la mesure précise des angles que forment les diagonales de ce même rectangle ne donne pas un nombre entier de degrés ou de grades. La salle du Conseil (représentée sur l’estampe VA 243 de la Bibliothèque nationale) a été créée en 1672 et détruite en 1705 par Mansart. Or, nous avions déjà remarqué la curieuse ouverture de l’angle formé par les rampes latérales de Latone; angle, du reste, identique à celui que forment, à l’opposé du jardin, les deux allées qui, de Saturne et Flore, convergent au centre d’Apollon. La présence de valeurs irrationnelles comme symptômes d’un mode de tracé particulier devenait évidente. En systématisant les mesures d’angles sur le jardin, le petit et le grand parc, ainsi que sur d’autres jardins de la même époque, nous avons relevé beaucoup de ces angles de valeur irrationnelle; mais surtout ce qui fut plus éclatant un nombre considérable d’angles de 36, 54, 72 et 108 degrés, donc tous multiples de 18 degrés, module de la géométrie des décagones et des pentagones réguliers. Ainsi, les angles que forment les quatre bassins extérieurs de la salle du Conseil sont de 74 et 108 degrés ! Cette fois, nous y étions! Cette figure et sans doute beaucoup d’autres à Versailles était liée à la proportion d’or, la « divine proportion»l Pour conforter notre conviction, nous avons calculé la proportion entre les segments horizontaux et transversaux, ainsi que celle des côtés des triangles équilatéraux formés par les centres importants de la figure de la salle du Conseil; le rapport constant est égal à 1,618. On peut aujourd’hui se demander pourquoi cette idée ne nous est pas venue plus tôt, d’autant que, dès l’origine de l’étude, Marie-Hélène Loze avait testé sur le jardin plusieurs équerres d’or, sans réel succès, il est vrai ! Cet échec n’explique pas tout; il y avait, contenus dans notre démarche, deux mouvements contradictoires le premier était de trouver à toute force la règle d’un ou de plusieurs tracés, alors que rien de ce que nous avions lu ou entendu sur Versailles ne nous laissait supposer qu’il y en ait eu; l’autre était de penser, à l’unisson, qu’il n’y en avait pas (du moins pas d’aussi évident !) et de faire de cette quête du tracé une méthode sans réelle issue, mais propre à interroger le jardin, son projet et son évolution. Il faut ajouter à cela que la conversion des mesures en toises, pieds et pouces, qui ne nous est pas familière, occultait l’évidence de la valeur irrationnelle des rapports entre éléments. L’abandon délibéré, et sans doute hâtif, des équerres dorées de Marie-Hélène Loze nous a éloignés longtemps de la méthode déductive. Mais la méthode inductive a fini par triompher. La présence du pentagone du bosquet de l’Etoile nous sert a posteriori d’argument, mais aussi nous nargue de son évidence. En ce qui concerne la figure du bosquet de la salle du Conseil et, pour être précis et prudent, en ce qui concerne l’estampe de la Bibliothèque nationale qui la représente, aucun doute n’est possible l’emploi de la division des segments en « moyenne et extrême raison» et l’usage de leur rabattement n’est pas une faculté inconsciente de l’auteur. Le tracé mis à jour est absolument rigoureux, simple et global. En effet, en prenant le segment qui joint les centres des deux bassins les plus extérieurs comme seule mesure de départ, en la divisant, elle, puis sa moitié, en moyenne et extrême raison, on obtient par le principe des rabattements exactement tous les points et directions de la figure (les axes, les centres des bassins, le cadrage extérieur). Il n’est pas possible de commenter la progression de la construction de cette figure, mais il importe de souligner l’extraordinaire économie de moyens qui donne par un seul rabattement plusieurs points, plusieurs directions et plusieurs dimensions. Les résultats obtenus par la mise en évidence des règles de tracé de la salle du Conseil nous permettaient d’espérer des résultats analogues pour les autres figures du petit jardin. Ce travail de transposition des règles de la division harmonique fut plus difficile que prévu les difficultés sont liées à l’infinie variété des possibilités offertes par le croisement des figures du pentagone alliées aux rectangles d’or. Cependant, les résultats obtenus militent en faveur de constructions faites à partir des règles de la division harmonique. INDICES FAVORABLES À L’UTILISATION DE LA DIVISION EN «MOYENNE ET EXTRÊME RAISON» SUR LES AUTRES PARTIES DU JARDIN. L’étude systématique des angles et des proportions des différentes figures du jardin a donné des résultats importants. Nous possédons suffisamment d’indices pour affirmer que les auteurs du jardin (entre 1661 et 1700) n’étaient pas ignorants et utilisaient la règle de la division en «moyenne et extrême raison», notamment la partition décadique du cercle et ses dérivés. L’exactitude de certains rabattements indique qu’il ne s’agissait pas d’un simple rapport intuitif à la proportion, mais bien d’un mode de projet. Deux obstacles majeurs ont retardé notre conviction. Inconsciemment, nous nous refusions en permanence d’aboutir à ce résultat (le rejet des équerres dorées en est l’indice). Résultat dont nous sommes satisfaits, mais qui nous a dévoyés d’autres intérêts plus fondamentaux pour nous, concepteurs. Car enfin, que Le Nôtre ait utilisé les propriétés du pentagone ne nous dit pas comment il s’en servait Le second obstacle est Le Nôtre lui-même : tous ses dessins, que nous avons détaillés avec soin, sont d’une élégance négligée qui ne laisse rien paraître de la rigueur un peu froide des constructions sous-jacentes. La division en « moyenne et extrême raison», parce qu’elle détermine des figures dont l’organisation est une progression géométrique essentiellement ouverte et dynamique, a vraisemblablement contribué à faire basculer le jardin classique régulier de la statique centrée à la complexité expansive. Nous situons cette rupture (à Versailles) entre le plan dit «de l’Institut» découvert par Alfred Marie et celui de Delapointe de 1664. Le dédoublement du parterre nord décentre le château; l’axe nord-sud, jusque-là axe de duplication ou de rabattement des façades, gagne son autonomie; le jardin sort de son isotropisme en miroir, progresse et étend son hégémonie jusqu’à la colline de Satory. Le fer à cheval de Latone, figure superbe, contient à lui seul tous les effets concentrés du rayonnement des futures allées du grand parc et de leur capacité à porter la juridiction du jardin jusqu’aux confins du site. A cet égard, la figure de Latone pervertit le système de coordination locale qu’imposait le quadrillage du jardin d’origine pour ouvrir sur le global et le mettre en scène. Il y a de l’infini contenu dans le fini des figures de la deuxième génération. Il serait donc très intéressant de situer exactement sur l’ensemble des jardins construits au milieu du XVII° le moment où les figures proposées (les configurations) quittent l’équilibre inerte des motifs interchangeables et sans orientation pour une symétrie progressive, foisonnante, orientée, qui ouvre le jardin et le transforme en foyer dynamique enchaînant des homothéties
Toutes les observations faites sur le jardin avant de commencer cette recherche tendaient à isoler un certain nombre d’indices que notre intuition donnait comme des incongruités ou des surcharges. Le paysage ici, le jardin est, au-delà de ce qu’il exhibe d’un premier jet, le substrat matériel où se sont engravées toutes sortes d’empreintes et de traces qui témoignent aujourd’hui des circonstances et du temps qu’il a subis. Il était moins important, pour nous, d’interpréter chacune de ces observations que d’établir leur rapport de telle manière qu’elles engagent notre regard à la découverte patiente de l’abondance des apparences. Il était nécessaire que les questions soulevées par ces observations restent ouvertes comme incitations et foyers autour desquels nous devions interroger la matérialité du jardin. A cet égard, les observations ont joué le rôle de « pousse-à-chercher». A l’issue de cette première phase, nous avons formulé un certain nombre d’hypothèses qui, pour partie, répondent à ces questions, sans toutefois légitimer pleinement l’intuition qui les a fait naître mais peu importe, puisque nous entendions qu’elles restent au-dessous du niveau de l’interprétation pour ne rien perdre du rôle qui leur était assigné ouvrir une brèche dans l’actualité manifeste du jardin. Pour ne pas nous enliser dans la multitude des perceptions possibles, nous avons trié et assemblé certaines de nos observations. Ce choix a permis de cadrer notre travail sur le rapport qui lie entre elles les figures du jardin, sur leur mode de distribution. Il n’est pas impossible que la décision prise de rapporter notre méthode d’analyse de l’espace au mode d’élaboration d’un projet, c’est-à-dire de privilégier le travail du plan, ait entraîné certaines distorsions dans la compréhension de certaines figures. Ainsi la figure de Latone, à elle seule, exige une approche plus spatialisée, où les trois dimensions de l’espace seraient intégrées dans une même lecture. Cependant, nous avions la conviction que l’évolution d’un paysage, comme celle d’un jardin, est soumise à la règle d’une préservation minimum ; le temps et les effets conjugués de l’homme, avec leur cortège de bouleversements et de modifications, ne réussissent jamais à effacer tout à fait le sens des dispositions élémentaires, le bâti général, le plan à partir duquel s’organisent et se subordonnent les nouvelles configurations. Nous faisions donc le pari qu’à Versailles (contrairement à ce qui se dit souvent) tous les projets et transformations s’étaient référés à une antériorité quasi irréductible, qui serait la source à partir de laquelle on peut comprendre tout l’enchaînement des agencements locaux. Des ruines de certains jardins anglais où s’effacent les formes, réapparaissent les structures, et c’est en les observant qu’on peut comprendre la surimpression des siècles et des ordres stylistiques. Or, le plan est une structure minimale et, en tant que tel, il est l’outil privilégié du concepteur. Ce n’est pas le plan qui provoque à lui seul l’imagination de l’espace, mais c’est par lui qu’elle se confronte à la réalité et à l’antériorité du site sur lesquelles elle s’exerce. C’est grâce au plan (entre autres) et à son degré d’abstraction que la réalité peut être oeuvrée. On ne peut cependant pas nier que, pour rendre compte d’un espace ne serait-ce que de la structure l’étude du plan seul est théoriquement insuffisante; il faut référer le plan à la coupe et à la mise en perspective des éléments. Cette recherche nous a conduits à mesurer les difficultés d’une confrontation entre la chronologie historique et une «archéologie plastique». En effet, nous n’avons pas atteint, au terme de ce travail, un niveau d’hypothèses suffisamment élaboré pour créer les conditions d’une relation efficiente avec l’historien. Nos hypothèses étaient encore trop engluées dans les processus formels pour être appréhendées et reliées au champ des connaissances historiques, du moins tel qu’il s’est constitué à propos de ce jardin. C’est pourquoi nous estimons qu’il n’est pas possible de séparer les hypothèses partielles du corps même de ce rapport pour les ordonner en hypothèses plus générales à l’occasion de cette conclusion. Ce qui vaut pour expliquer terme à terme le tracé de telle figure ne peut pas (au stade actuel de la recherche) être extrapolé sans risque à l’ensemble du jardin, ni être clairement situé historiquement. Par contre, ce travail, parce qu’il respecte la chronologie de notre approche, peut servir de base stimulante à la relance d’une problématique historique de ce jardin. Si cette «stimulation» agit, il conviendra d’établir avec l’historien un protocole de recherche qui fixe les moyens de nos rapports et la nature des modes d’expression à utiliser pour que concepts et formes s’intègrent en une véritable dialectique. Par ailleurs, certains indices relevés semblent marquer de franches ruptures historiques dans la mise en oeuvre du jardin. Bien que nous estimions qu’il n’est pas encore possible de constituer de véritables hypothèses à partir du foisonnement de nos observations, nous avons cependant quelques raisons de croire qu’elles laissent transparaître des ruptures évidentes dans les modes d’élaboration du jardin. Ruptures qui indiquent sans doute des changements de maîtrise d’oeuvre et, ce qui est plus important, des changements d’influence dans l’art des jardins. En considérant seulement l’intervalle de temps qui va de 1660 à 1775, nous pouvons isoler trois grandes périodes formelles. La première, à Versailles, trouve son terme avec la représentation du jardin tel qu’il figure sur le plan «de l’Institut», trouvé par Alfred Marie. Ce plan montre une cohérence d’ensemble des figures qu’on peut associer à la première génération des compositions du «jardin régulier». Le jardin est centré, sa structure est isotropique, c’est-à-dire qu’il développe une symétrie où les termes se répondent en miroir dans toutes les directions de l’espace. Le tracé général est un redoublement périodique des axes majeurs et s’organise sur une trame orthogonale statique. Notre étude sur le quadrillage primaire et sur les quinconces illustre cette première période. Nous avons la conviction que les maîtres d’oeuvre de la seconde période (Le Nôtre) ont assumé totalement les contraintes formelles de la première période, notamment de la structure qu’ils ont considérée comme un héritage inaliénable par rapport auquel ils ont transfiguré l’image du jardin. La seconde période correspond à la maîtrise d’oeuvre effective de Le Nôtre et de ses collaborateurs de Vaux (1662-1663). Après Monceaux, Rueil et Vaux-le-Vicomte, l’influence italienne transforme le Versailles de Louis XIII le jardin s’ouvre et annexe tout le territoire. Pour ce faire, Le Nôtre utilise des tracés qui introduisent une dynamique. Les figures instaurent un mode de croissance du jardin par des relations homothétiques et additives, des correspondances ouvertes et subtiles entre longueurs, surfaces et volumes, un enchaînement continu de proportions qui, partiellement, rompent avec la symétrie pour introduire l’équivalence. En ce qui concerne le tracé proprement dit, l’emploi de la division en «moyenne et extrême raison» fut sans doute le moyen privilégié utilisé par Le Nôtre pour créer cette nouvelle eurythmie. On a reproché à Le Nôtre de manquer de rigueur, de compliquer à l’extrême ses figures; nous pensons, tout au contraire, que l’indicible clarté du jardin de Versailles se fonde sur cette complexité animée par de secrètes correspondances. En ce sens, nous nous sentons, en tant que paysagistes, aussi proches de Le Nôtre qu’éloignés de Mansart. La troisième période correspond, pensons-nous, à la reprise en main du jardin par Mansart. A la fin de sa vie, Le Nôtre lui-même avait déjà modifié son vocabulaire formel et simplifié ses figures. Mais Mansart réintroduit la statique dans la composition (la Colonnade, l’Obélisque, les Dômes, le Parterre d’eau). Son influence sur le jardin de Versailles proprement dit est restée ponctuelle, puisque l’essentiel de la structure du jardin était constitué et que le roi lui-même s’était engagé à n’y rien changer de fondamental. L’influence de Mansart se fait davantage sentir sur la conception du jardin du Grand Trianon. Notre étude sur les bosquets ouest du jardin montre avec évidence la coexistence de deux systèmes formels de composition celui de Mansart, à base d’octogones, d’hexagones, qui vise à l’équilibre statique; celui de Le Nôtre, à base de la partition décadique du cercle et de ses dérivés, qui vise à l’expansion. De 1775 à nos jours, les modifications de la structure du jardin sont plus complexes à analyser, car elles constituent soit des changements radicaux (jardin de la Reine, jardin du Roi), soit des déviations progressives, soit des abandons. Par contre, les différentes replantations (1775 et 1850) ont contribué pour une très large part à transformer l’aspect du jardin, mais là n’était pas tout à fait l’objet de notre étude La mise en évidence de ces trois périodes formelles est un exemple qui montre comment on peut utiliser nos observations en les confrontant aux données historiques pour parfaire la connaissance du jardin et de son évolution.
Michel CORAJOUD Au cours de ce travail, nous avons entrepris diverses études qui ne concernent pas le jardin de Versailles à proprement parler, mais sans avoir les moyens ni le temps de les approfondir. Il s’agit notamment de l’étude comparée de plans des jardins construits aux XVIe et XVIIe siècles de l’étude de l’évolution des moyens de mise en oeuvre au XVIIe évolution de la topographie, de la cartographie, des outils de tracé etc. de l’étude de l’évolution des idées sur la proportion, la géométrie et l’harmonie. (Les ouvrages sur le nombre d’or que nous avons lus parlent peu du XVIIe siècle.)
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