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Les Ports

Texte en preface du livre: "Portuaires" du photographe Hugues Fontaine aux editions AIVP 1993

Seuls des marins pourraient me dire s'ils partagent la première fascination que j'ai lorsque je déambule sur un grand port ou lorsque je regarde les photographies d' Hugues FONTAINE.

Je m'intéresse quotidiennement aux espaces maîtrisés de la ville ou ceux de la campagne. À l'intérieur des terres, les échelles de mesure qui déterminent l'installation et la distribution de chaque chose, me sont familières. Je connais les règles qui organisent les axes de chaque mode de déplacement et lorsqu'ils sont encore les antichambres de la ville, ouvertes sur la mer, les ports anciens entrent, pour moi, dans la catégorie des espaces réglés par la maîtrise du territoire....
Sur les grands ports d'aujourd'hui, je ne sais plus rien, je perds tous mes repères, je suis sous le charme car l'espace est instruit par la démesure d'un tout autre milieu.

Les ports sont sous l'emprise de la logique première des fluides.

La mer donne aux bateaux qu'elle porte, des dimensions de plus en plus fabuleuses; L'ampleur des mouvements, les marges de manœuvre que la flottabilité leur impose est si considérable qu'elles dilatent, plus que de raison, la taille des rades et des bassins, la longueur des bords à quai; La contenance des soutes est devenue telle, que les cargaisons foisonnent et inondent sporadiquement des quais toujours plus larges..., vides, le plus souvent, lorsque les marchandises sont acheminées
Une loi simple occupe tout l'horizon, l'expansion horizontale dont l'origine est la ligne de flottaison des bateaux.

Le port est un interrègne entre la terre et l'eau sur laquelle il mord avec prudence, il est une mise entre parenthèse de la mer sur elle-même, sur l'estuaire ou sur l'amont des fleuves.
Pas de houle, pas de ressac, pas de récif, pas de plage ni dune, pas de courant sur les ports..., des eaux étales, raisonnées, prisonnières dans le dédale des jetées, des estacades et des digues, cadrées par des lignes de quais sans cesse reconduites dans une démultiplication presque infinie du rivage.
Le développement des ports les a progressivement émancipés de leur contexte, la pleine mer n'est plus en perspective des bassins, la ville s'éloigne comme s'éloigne la géographie. Pas de rue, pas de place, il n'y a ni creux ni bosse, nul accident de terrain, pas d'escarpement, pas de colline, ni talweg.
Le port moderne est le degrés zéro de l'urbanité et de la géographie, c'est un état de surface entièrement réglé par la raison, sans partage, des eaux calmes et disponibles.

À fleur d'eau, Hugues FONTAINE montre des sols illimités, il accorde beaucoup d'importance au déploiement de leur texture dont il précise le grain, voulant probablement dire à quel point l'espace devient tactile devant tant de platitude et d'ouverture.
Devant la parité des surfaces où le liquide et le solide se confondent, il exprime l'endroit où l'on pose le pied. Il nous révèle ainsi une des singularités fortes des espaces portuaires, qui s'oppose à la rationalité et à la domesticité des villes: il n'y a pas de chemin précis, pas de carrefour, pas de surestimation possible de l'endroit où l'on est, pas de préférence marquée, on marche sur une étendue où tous les sens sont toujours possibles.
Parfois, des lignes de voies ferrées polarisent le sol, favorisent une direction mais elles divergent aussitôt... si bien qu'elles ne comptent pas dans notre décision.
Bien que la promenade y soit fortement dissuadée, les grands ports sont des lieux exceptionnels d'errance,  et de liberté.

En se détournant du large et de la terre son opposée pour étendre, sans limites, leur juridiction, les ports orientent leur domaine sur la parallèle des côtes et des rives. Sur un territoire d'emprunt, ils recomposent et multiplient des horizons transversaux

Presque toutes les photographies le montrent, les lointains sont toujours occupés par une autre ligne portuaire. Ligne parfois si lointaine, que l'on croit, sans avoir voyagé, être en vue d'un autre continent!
L'horizontale est évidemment peuplée de constructions, d'engins de levage, de matériaux, de conteneurs, mais toutes ces "choses" sont distribuées irrégulièrement sur un espace qui reste ouvert et lâche.
En définitive, c'est l'intervalle qui l'emporte, c'est l'intervalle qui est la véritable substance de cette nouvelle génération d'espaces portuaires.
Pourtant les différentes formes qui en découpent le ciel, sont des matérialités qui s'imposent comme de purs objets, univoques, singuliers, comme de gigantesques épures souvent rehaussées de couleurs vives et  qui parfois, se regroupent sur des lignes plus actives pour former des ensembles compacts. Mais, à la différence des architectures mitoyennes qui font le corps des villes, ici, les superstructures ne font pas le plein des espaces qu'elles occupent, elles scandent l'horizon sans jamais rompre sa continuité.

Malgré leur insolence, les objets du port ont donc en commun, une certaine manière de laisser s'exprimer l'étendue. Ils ont des  formes galbées, sans arêtes vives comme celles des coques de bateaux, ou celles des cuves; Des silhouettes ajourées, pleines de ciel comme celles des portiques, des ponts roulants ou des rambardes; Des lignes obliques qui reportent sur le sol les efforts de levage ou de transport et donnent  aux grues leur empattement; Sur les môles, les entrepôts sont des constructions opaques et massives mais,... si longues qu'elles donnent l'impression de n'être que des surélévations du sol sur la crête desquelles se profilent d'autres présences.

Les ports sont des paysages singuliers où des choses disparates et pourtant solidaires baignent dans une vacuité générale de l'espace. Paysages ultimes où les composantes n'ont de relations que distendues.
Il n'y a donc pas de centralité possible dans ce mode de distribution, les ports n'ont plus de centre comme ils n'ont plus de limite. Les installations portuaires se propagent par relances successives jusqu'aux marges  indécises d'un territoire immense,... toujours inachevé.

Hugues FONTAINE dit qu'il se glisse entre ces choses dans la multiplicité des points de vue. Chaque prise est faite sur pied et la composition en est extrêmement rigoureuse.  La perfection de ses cadrages ne m'interdit pas de faire un travelling sur l'étendue qu'il explore et, au-delà des fermetures du champ qu'il propose, en suivant la ligne d'horizon, je peux anticiper le paysage probable des espaces qui ne me sont pas donnés.
Le format panoramique est, à cet égard, très judicieux car il permet d'enchaîner toutes les présences sans insister sur elles. Seule la plénitude horizontale compte et le rythme l'emporte sur la stabilité.
En faisant plusieurs vues de chaque port, le photographe suggère ce que la fixité d'une image ne peut pas montrer: l'espace y est parfois plus occupé d'événements que de choses.
Le départ et l'arrivée des bateaux, le déplacement des grues et des ponts roulants, le flux et le reflux des marchandises, l'importance et la modification du ciel exacerbent chaque lieu. Les distances se modifient sans cesse, la permanence n'est  jamais affirmée, les personnes et les choses sont  toujours passagères. Les mouvements qui dynamisent l'espace sont de plus en plus syncopés, le chargement et le déchargement des bateaux, qui laissaient aux marins le temps d'une débauche, sont aujourd'hui, sans délai. La tendance générale des ports est celle de se dépeupler sans cesse, d'où l'étrangeté de leurs espaces où le vide est  souvent sidérant.
Les formes elles-mêmes se dissolvent, les entrepôts disparaissent au profit des conteneurs qui envahissent les aires de stockage, leur donnent une substance provisoire et se dispersent aussitôt dans le réseau des flux et des échanges.
Dans ces "boîtes", on enferme aujourd'hui, les minerais, les billes de bois, le coton, toutes les marchandises en vrac qui, hier, nous faisaient imaginer leur pays d'origine. Le port moderne stimule différemment notre don d'ubiquité. Les signes et les mots en langues étrangères qui calligraphient et destinent chaque conteneur, nous font encore,... immobiles..., traverser l'océan.

 Mon attirance pour la vacuité des grands ports est à la mesure de mon indignation lorsqu'en faisant mon métier, je vérifie chaque jour, la sauvagerie avec laquelle on occupe le territoire. J'assiste au comblement, sans lacune, du centre des villes, au gaspillage de leur site d'accueil, à l'extension des friches industrielles, aux emprunts inconsidérés sur les terres agricoles alentours. J'anticipe sur l'abandon et  la ruine certaine de l'espace "ouvert" de la campagne.

Par la générosité des vides que leur fonction induit, les espaces portuaires sont les havres qui me compensent,... les lieux calmes d'une respiration où j'aime divaguer.
Mon plaisir sera de courte durée car je sais que les mécanismes qui gouvernent le développement des ports  montrent des symptômes différents mais participent de la même dégénérescence.
En voulant s'exclure de tous contextes pour mieux construire, dans l'espace, l'épure des flux et des échanges, le modèle littéral de la distribution, ils ont entraîné la déchéance d'une grande partie des villes avec lesquelles ils étaient historiquement liés, ils ont perdu leur propre substance;  leurs espaces se sont divisés en multiples secteurs réservés.
En abandonnant toute forme d'interrelation et de mixité, les ports atteignent, aujourd'hui, le seuil qui les condamne.

 Plusieurs villes maritimes ont récemment  réinvesti les espaces anciens délaissés par leur port et les ports eux-mêmes, semblent reconsidérer leurs rapports avec les centres urbains. On peut donc se réjouir des secondes noces où s'engagent villes et ports et, dans le même temps, on doit s'inquiéter d'une relation nouvelle qui pourrait les confondre!
Il ne faudrait pas que le modèle d'occupation frénétique de la ville actuelle colonise, sans discernement,  l'étendue portuaire. Il ne faudrait pas que les raisons de la terre l'emportent sur celle de la mer

Avec Hugues FONTAINE, je quitte un instant, les lieux de maîtrise de la ville sédentaire pour réapprendre, dans la parenthèse encore féconde des ports, l'enchantement des espaces nomades.

Michel Corajoud

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