L'HORIZON DES COURS
Texte publié dans le catalogue de l'exposition à l'Arsenal: " Paris côté Cours"
aux éditions du pavillon de l'Arsenal. Picard éditeur. Janvier 1998
Évoquer l'horizon, à propos des cours Parisiennes, relève du paradoxe puisque les cours sont presque toujours circonscrites par des façades d'immeubles qui les privent d'ouverture sur les lointains.
La cour est une portion raisonnable d'espace ouvert laissé, en creux, dans un ensemble massif de constructions. Par cette lacune, où, le plus souvent, la verticale domine, la cour emprunte une part étroite de ciel qui donne le jour aux parties arrière des bâtiments.
Les rues, les avenues, les places...les espaces publics sont aussi des creux laissés dans la concrétion de la ville mais, à la différence des cours, ils s'articulent et se prolongent les uns par rapport aux autres, ils forment un continuum qui, par le jeu des enchaînements et des basculements, est relié, en dernier lieu, à l'horizon.
Il y a bien sûr des cours dont un ou même plusieurs côtés s'ouvrent sur la rue et sa continuité, mais elles gardent toujours une position latérale, une sorte de mise entre parenthèse qui les soustrait de toute réelle mise en perspective.
L'espace de la cour est sous le règne prioritaire d'une pensée de l'inclusion qui organise l'intériorité des bâtiments alentour mais, parce qu'il est ouvert et parce qu'il est également en contiguïté avec les espaces publics, il est aussi le lieu contradictoire où sont mises à l'essai les conditions élémentaires qui donnent de la fluidité aux espaces extérieurs.
Je propose donc comme hypothèse qu'une fois obtenues les conditions générales qui donnent à la cour son autonomie, son intimité, sont alors mises en œuvre, implicitement ou explicitement, mille stratégies et artifices dont beaucoup sont empruntés au vocabulaire du jardin, pour accroître le sentiment de l'étendue de la cour, pour s'affranchir de ses limites trop stables et donc pour y faire le mime d'un rapport à l'horizon.
L'exposition doit montrer l'extraordinaire variabilité morphologique des cours Parisiennes; elles sont plus ou moins grandes, plus ou moins fermées, plus ou moins minérales...
Pour nourrir et développer mon hypothèse sans me perdre dans cette diversité, je propose un protocole de trois conditions particulières:
- les qualités de la cour qui illustre mon propos n'appartiennent, dans le texte, à aucune cour particulière mais au mélange de toutes celles que j'ai vues.
- l'image de la cour y est majorée par mes souvenirs d'enfance c'est-à-dire au moment où ma petite taille amplifiait encore les espaces que je fréquentais.
- la matérialité globale de cette cour est plus végétale que minérale parce que c'est dans l'espace jardiné des cours que la panoplie des ruses pour en transgresser les limites est à son comble.
Je commencerai par la plus élémentaire des formes de transgression celle qui agit au seuil même de la cour dans l'ombre épaisse de son porche d'entrée. Vue de l'intérieur, une raie de lumière vive s'infiltre en permanence sous la porte, elle forme une échappée très étroite mais aussi très intense qui stigmatise l'imaginaire et qui, soudain; mêle la cour à la vivacité de la rue et de la ville tout entière.
C'est bien entendu sur les façades de la cour que se concentrent en priorité tous les effets qui tentent de déjouer les obstacles ou d'en estomper la présence. Les feuilles des arbres proches ou celles des plantes grimpantes ont cette faculté de cribler la surface des murs, elles y imposent leur système lacunaire et nous aident à les outrepasser. Le treillage en bois peint est un des artifices préférés de la cour, il est là bien sûr pour porter, conduire ou simuler des plantes mais il est là aussi pour contredire l'orthogonalité dominante des constructions par l'assemblage en diagonal de ses lattes qui dessinent de nouvelles lignes de fuite. Souvent les treillis simulent en plan perspectif des arcades et des pilastres qui convergent à l'horizon et introduisent de l'infini dans l'étroitesse de la cour. Toute cette végétation vraie ou simulée au voisinage des façades, cet encombrement de feuilles, de fleurs, de branches obliques conduisent la lumière et donc l'attention vers l'étage le plus bas de la cour, l'étage tactile dont l'emprise est totalement bouleversée. Sur densifier le bas pour faire oublier le haut.
Souvent, c'est aussi la diversité des volumes construits de la cour elle-même qui, par fragmentations, participent à l'indécision de ses limites. En premier plan, des petits appentis, des vérandas, galeries et marquises mettent à disposition leur perméabilité, leur pénombre et leurs décrochements pour dilater sensiblement les contours. En second plan, les constructions principales qui bordent chacun des côtés de la cour ne sont pas toujours de même importance: on voit souvent s'organiser des mitoyennetés décroissantes, du grand immeuble collectif à la maison bourgeoise, à l'appentis et enfin au mur ou à la grille qui sont en limite de la rue. Cette diversité fragmente la ligne supérieure des toitures, la "ligne de ciel", elle évite ainsi, en pleine lumière, les partages trop clairs entre le ciel et le cadrage de la cour.
Les soubassements jouent aussi un rôle décisif dans l'accroissement des dimensions de la cour. Par cette épaisse ligne de flottaison à hauteur du buste les distances sont souvent déformées vers le haut par le jeu d'un perron associé ou non à une terrasse ou à une marquise; ou vers le bas par l'entremise de soupiraux couverts de mousses et de salpêtre qui introduisent l'univers obscur et humide des caves. Plus généralement, toute la modénature de la façade participe à cet approfondissement. Dans la cour, où la confiance est plus établie, les fenêtres et les volets s'entrouvrent volontiers.
Familiers aussi, les grands pignons de pierres qui dominent tout l'espace comme des falaises, comme des amers pour une cour infiniment distendue.
Tout cet arsenal de moyens mis à disposition pour amplifier le cadrage de la cour, pour tromper nos estimations finit par transformer ce lieu assurément fermé en une aire géographique beaucoup plus vaste et perméable: le biotope de la cour. Optimisation du climat, conduite particulière de la lumière, modération du bruit limité à quelques voix familières qui, ici, font un écho comme elles le feraient dans certains grands sites naturels.
S'organise, de la même manière, tout un travail sur le cloisonnement interne de la cour, sur la démultiplication des plans intermédiaires, comme la succession des décors qui donne de la profondeur à une scène de théâtre. La limite intérieure la plus irradiante, celle qui prolonge sans fin perceptible la juridiction des lieux, c'est le mur de clôture de "la cour d'à côté". Combien de temps chacun de nous a-t-il passé, juché sur un mauvais support, à scruter, au travers des frondaisons, cette terre inexplorée, ce monde mitoyen pour tenter, en vain, de l'embrasser? La "cour d'à côté," qui n'est jamais que la duplication de celle où l'on vit, a très souvent le pouvoir de fondre notre espace dans un domaine illimité.
Dans la cour jardinée, une haie serpentine taillée ou des massifs aux formes organiques dessinent des enchaînements d'espaces aux géométries contournées. Parfois des chemins exagérément étroits s'éternisent en circonvolutions bordées de buis aux feuilles minuscules. Des arbres laissés libres accusent un port infléchi par la distribution de la lumière qui est, dans ce creux, trop économe et très capricieuse. Ces troncs obliques souvent noueux collaborent, en se superposant, à la perte générale de nos références.
Dans les cours-jardins l'intervention est souvent minimum, on laisse volontiers les choses sédimenter. De vieux arbres moribonds jouxtent de très jeunes tiges venues spontanément; d'anciennes tonnelles en bois ou en métal dépourvues de plantes, ne jouent plus leur véritable rôle, elles ajoutent seulement quelques parallèles, quelques arcatures à l'encombrement de l'ensemble. L'ancienneté voulue et maintenue des éléments qui structurent la cour est une manière de les naturaliser c'est-à-dire de les restituer, par leur patine, à la nature et donc de faire de la cour un véritable fragment de paysage.
L'évocation de la nature est présente dans beaucoup d'objets usuels: les vases, les vasques, les chêneaux, les descentes, les gouttières jusqu'au tuyau d'arrosage dont les arabesques sur le sol font penser à une étroite rivière.
L'exacerbation des différences de niveaux à l'intérieur de la cour est une ressource de plus pour en majorer l'étendue. Parfois, c'est la pente originelle de tout un quartier qui se répercute dans son périmètre. Les talus, les soutènements, les escaliers induits, même s'ils sont de peu importance ou de faible amplitude, réfèrent, sans conteste, ce petit espace enclavé, à une géographie très large dans laquelle il se resitue. Ce dépassement du champ visuel strict peut être provoqué par des moyens plus artificiels: l'exhaussement ou l'enfouissement d'une partie ou totalité de la cour décidés par le désaccord des niveaux des bâtiments mitoyens ou par le besoin de faire un peu de jour dans le haut des caves. Dans toutes ces configurations, le fait de monter ou descendre ne serait-ce que quelques marches, le fait de s'accouder à une balustrade de pierre, de contourner une maçonnerie provoque immanquablement une hypertrophie de la perception; hypertrophie d'autant plus forte que l'espace ainsi accidenté est exigu. La mise en œuvre de micro-topographies débouche toujours sur un foisonnement de l'espace travaillé, tous les paysagistes-jardiniers le savent!
Les revêtements du sol des cours participent, à leur tour, au même enjeu. L'appareillage des dalles de pierre pour les allées dites en "opus incertum" dévoile bien l'idée qui est sous-jacente à cette entreprise occulte de déstabilisation du jugement, d'altération du sens de la mesure. Le temps parfois est à lui seul un agent qui fait de l'illusion lorsqu'il fissure en tous sens la surface de ciment qui recouvre presque tout le sol des petites cours sèches et lui donne l'aspect d'une immense table de roche.
Mais, plus généralement la granulométrie des textures de sol est souvent petite. Les allées de gravillons roulés, de mignonnettes qui crissent sous le pas en sont l'archétype. On utilise parfois des éléments modulaires, des pavés de grès ou de granit, des carreaux de pierre ou de ciment en adoptant la pose dite "en losange". L'usage de la diagonale, pour tirer les lignes de joints, est un artifice connu, nous l'avions évoqué pour la direction des lattes de treillage; artifice qui fortifie les effets de la perspective en exagérant l'impression de l'étendue. L'indécision générale des tracés fait aussi partie intégrante de ce jeu. Mais, à ce point il faudrait situer historiquement la cour dont je parle car des résultats comparables sont obtenus par des moyens contraires Il y a, dans la rigueur froide des "cours classiques" des élargissements considérables de la perspective obtenus par des tracés parfaitement réglés.
Dans les cours Parisiennes, il y a donc association entre des effets de débordements, d'enchaînements et des effets d'amplifications. Mais leur véritable magie relève d'une irréductible contradiction entre le sentiment d'être dans un lieu protégé qui a clairement établi son indépendance vis-à-vis d'un dehors tumultueux et celui d'être inévitablement porté à l'évasion par des stratégies lilliputiennes qui vous font rejoindre l'immensité du monde et ses horizons.