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LE PAYSAGE C'EST L'ENDROIT OU LE CIEL ET LA TERRE SE TOUCHENT.





Texte publié aux éditions « Champ Vallon »1981
Mort du paysage?
Philosophie et esthétique du paysage. Ouvrage sous la Direction de F.Dagognet





Je vois le ciel accoster la terre sur la ligne d'horizon. Au-delà de œ découpage élémentaire, je voudrais discerner la part du ciel qui entre en terre.
Par ce regard tendu je mets un comble à l'imagination de leur contact et, progressivement, je perds l'illusion des partages trop clairs, illusion qui durcit la surface des choses, les enferme dans un contour et fait croire à leur juxtaposition. Mon insistance creuse la ligne, et l'horizon, que je voyais jusque-là comme le simple profil de la terre sur le ciel, vibre... De l'épaisseur s’immisce à l'interface de ces deux mondes.
L'observation intensive des franges recompose une géographie nouvelle où la terre et le ciel n'ont d'autres qualités que celles acquises par leur mitoyenneté; comme si toutes les qualités sensibles ne pouvaient apparaître que dans cette unique épaisseur du monde, celle où les milieux et les choses se touchent dans un impressionnant tumulte.
Le ciel et la terre ne prendraient donc forme et texture qu'aux endroits où la matière de l'un et celle de l'autre seraient mises en émoi par leur proximité. Il serait donc impossible de voir autrement la terre qu'en contact avec le ciel, et creuser pour la voir « seule » serait une illusion puisqu'en creusant on ne fait jamais qu'abaisser le niveau de leur contact. Tout se passe comme s'il y avait, en périphérie de chaque substance, une suractivation particulière, nécessitée par la présence d'une substance étrangère; ces différents « états-limites » composant l'ensemble du champ de la perception.
Par cette agitation de surface la terre protège son intégrité profonde et amorphe et, laissant la part du ciel, elle tisse avec lui un épiderme commun, le sol, qui prend, pour nous, tous les aspects des phases transitoires de leurs différents états d'équilibre.
Il n'est donc pas étonnant que dans cette couche d'instabilité où deux milieux s'affrontent, la vie végétale puisse s'installer puisque avant même que s'y enfouisse la graine, tout le potentiel actif du ciel et de la terre s'y trouve déjà concentré
Ce que montre le jardinier en retournant la terre, en éliminant la couche d'oxydation, c'est l'épaisseur active, l'interrègne où le ciel et la terre ajustent en permanence leur mode de coexistence. Le sol, pour un jardinier, pour un paysagiste, c'est une profondeur irritable; en contrariant périodiquement les processus d'apaisement des surfaces confrontées, en réactivant leur contact par l'outil, le jardinier exacerbe ciel et terre, nous fait vivre les premiers instants de leur rencontre: il revitalise le sol et œuvre sa fécondité.

Terre et ciel ne cessent de se quereller dans l'épaisseur du sol arable et de ces querelles naissent les qualités premières de tout paysage.
Une fois celte impression acquise on peut quitter l'horizon et étendre ce regard nouveau sur le paysage d'ensemble.
Dans un paysage, I'unité des parties, leur forme, vaut moins que leur débordement; il n'y a pas de contours francs, chaque surface tremble et s'organise de telle manière qu'elle ouvre essentiellement sur le dehors.

Les choses » du paysage ont une présence au-delà de leur surface, et cette émanation particulière s'oppose à toutes discriminations véritables. Je vois cet arbre, et pour qu'apparaisse sa forme, je lui accorde une certaine autonomie; mais tant que je n'épuiserai pas l'indécision de ses rameaux je ne saurai pas le distinguer vraiment du milieu où il coexiste. Son individualité s'efface, pour partie, au profit de l'ensemble... Les choses, les lieux ne se donnent jamais comme des totalités irréductibles et, en ce cas, il est difficile de fractionner un paysage car tout y est en expansion, tout flue et fusionne. L'espace est plein de ces débordements.
En regardant l'image d'un paysage typique du littoral de Guyane, je suis intéressé par cette bande de végétation qui couvre le sol d'un vert plus clair. Cette nuance m'interpelle car elle ouvre une brèche, une discontinuité dans l'homogénéité relative du spectacle d'ensemble. Elle s'individualise en une présence fortement suggestive qui s'enracine dans la réalité; réalité d'un paysage qu'elle ouvre à mes explorations. Cette présence singulière, fortement irriguée de sens, parce qu'elle se déborde, devient la figure qui m'introduit dans le paysage global. Cette seule bande plus claire me parle de la topographie dont elle dessine une des nervures; elle me parle de l'eau qui imbibe toute l'étendue dont elle émerge; elle me parle du substrat, du sol, enfin de toutes les conditions qui lui valent d'être plus claire, donc singulière et cependant partie intégrante de ce paysage-là ! Bien que cette diapositive soit une perception appauvrie, elle se prête à des explorations infinies et je pourrais, sans trop d'erreur, faire la maquette en volume de ce site car j'ai loisir de prélever sur l'image des éléments singuliers qui, en quelque manière, s'expliquent et expliquent le tout. En effet, je peux établir les rapports qui, les lient et fonder cette image en un milieu articulé. C'est grâce, en effet, à ces articulations (ici: le bas du tronc des arbres, le collet qui annonce les racines) qu'il m'est possible de prélever un de ces arbres sur le front forestier et qu'il m'est aussi possible de le refondre dans son milieu pour glisser sur d'autres regards.
J'ai donc la liberté de l'isoler, mais aussi d'établir aussitôt les liens qui le tiennent en référence. Ces arbres, ces arbustes et ces graminées sont en coexistence absolue, ils se conjuguent les uns aux autres et je peux, cependant, les distancier et voir, dans cet écart, d'autres singularités qui m'informent et me promettent d'autres explorations.
Le paysage ouvre, à chaque regard, sa composante interstitielle et exhibe de nouvelles configurations. Et cependant chaque nouveau sondage que j'opère ne m'enlise pas dans une multiplicité, il me ramène à l'ensemble.
Le paysage est le lieu du relationnel où toutes les localités ne sont compréhensibles que par référence à un ensemble qui s'intègre, à son tour, en un ensemble plus vaste. Et ce qui fait qu'il n'y a pas confusion ou éparpillement des données sensibles, c'est sans doute le fait que les choses qui le composent ne s'ignorent pas et qu'elles sont liées par un même pacte.
Le paysage nous assaille de son omniprésence et nous sombrerions dans le déferlement des présences si nous n'avions pas la liberté de disjoindre les emboîtements et de ne nous laisser impressionner qu'à partir d'un certain seuil de consistance. Peut-être devons-nous à l'atrophie de notre système sensoriel cette faculté d'anéantir la cohésion d'ensemble d'un paysage, d'établir des discontinuités qui font saillir les choses. Je vois bien ces palmiers-roniers qui se détachent sur la masse sombre de la forêt et cependant je ne les discerne pas suffisamment pour me distraire définitivement du contexte auquel ils appartiennent; je franchis aisément les lacunes qui les séparent et je pressens la texture subjacente où ils échangent leurs attributs et nouent leurs relations avec la forêt.
Cette capacité d'isoler puis d'associer les innombrables termes qui composent un paysage, permet des explorations et des découvertes infinies. Le paysage est inépuisable en ce sens qu'il offre une multitude d’indices qui nous indiquent ce qu'il est, ce qu'il était et ce qu'il peut devenir.
En effet, dans la chair même du paysage s'impriment et perdurent tous les stigmates du passé. Le paysage est une mémoire et je peux l'interroger.

La difficulté actuelle d'éclaircir le concept de paysage n'est pas sans rapport avec une libération progressive et vraisemblablement illusoire des contingences territoriales. La terre n'est plus l'unique fond de nos nécessités et nous sommes entrés dans le théâtre des signes et des images en ne sachant plus comment rejoindre la consistance du monde. La réalité sensible s'efface derrière l'écran de nos représentations. Les sciences, et celles du paysage notamment, ont elles-mêmes largement contribué à cette désaffection; elles ont tranché dans la réalité pour constituer des isolats; elles ont, de ce fait, rompu les distributions, désarticulé les montages; elles ont tari la source de tous les indices du paysage, celle qui jaillit entre les phénomènes, dans l'intervalle où s'établissent les flux et les correspondances.
Le paysage n'est pas réductible aux apparences et, sans doute, règne-t-il entre les choses comme principe de foisonnement et comme puissance nouante.
Pour comprendre l'étendue que recouvre le champ du paysage il faudrait éviter d'aborder ce concept par le morcellement; faire une approche latérale, c'est-à-dire explorer ses états-limites et porter toute l'attention sur les franges du concept lui-même. Si l'on admet que le monde est un assemblage où les parties se débordent, dialoguent et interagissent, il est possible de discerner plusieurs types de montages et notamment deux qui, bien que faisant partie du monde perçu, se trouvent sensiblement au-delà et en deçà du concept de paysage (du moins tel que je le pressens).
- Des assemblages pauvres où l'unité n'est qu'un simple effet des composantes en relation superficielle. Dans ces assemblages les interrelations entre les « choses » ne sont que des juxtapositions externes, de proche en proche. C'est le cas des amas, des agrégats. Ces assemblages procèdent par addition: un tas de sable, des ustensiles sur une étagère ne constituent pas un paysage ! Ce qui différencie un amas d'objets d'un paysage, c'est que les objets ont une :difficulté essentielle à se rassembler, ils ont du mal à se constituer en un « milieu »; ils n'entretiennent de relations que de bord à bord et restent juxtaposés ! Notre capacité à les intégrer dans une unité de perception se trouve bornée par leurs formes empesées, singulières, qui font qu'ils ont toujours l'air d'être posés sur le monde. Le paysage, lui, résiste à cette totale discrimination des parties, c'est un bel assemblage dont tous les éléments s'entre déterminent. Par ces alliances multiples il tisse un milieu qui intègre, sans mélange, des localités diversifiées et bien que ces éléments soient ostensiblement donnés, il ne se laisse pas rompre facilement.
- Des assemblages complexes où les interrelations et les interactions sont tellement profondes et énergétiques (forces liantes internes) que les éléments se rassemblent en blocs unitaires massifs et forment des ensembles au port ramassé des formes autonomes caractéristiques des êtres, du corps. Certains objets ou constructions manufacturés singent par leur montage cette impression d'unité complexe. Mais elle n'existe que par solidarité physique extérieure de leurs éléments assemblés. Ils ont un « semblant d'être) leur unité est plaquée et cependant ils appartiennent à ce type d'assemblage: c'est le cas d'une automobile , d’un objet architectural. Le sens commun du reste ne s'y trompe pas, il n'associe jamais (sauf métaphoriquement) un corps un bâtiment une automobile mais aussi un tas de sable un amas objets à l'idée du paysage ! À cet égard nous pensons que l'on a introduit la plus grande des confusions avec la notion de paysage urbain. En effet la ville par ses interrelations formelles symboliques culturelles a toutes les qualités apparentes d'un paysage: les assemblages y sont hiérarchisés complexes les formes y sont enracinées... C’est un véritable milieu; mais elle est cependant construite de toutes pièces: c'est un montage dont l'unité n’est qu’artefact. Le sens commun ici encore ne s'y trompe pas: au coeur d'une ville à l'ombre d'une rue on ne parle pas de paysage ! Il faut rejoindre les limites extérieures de la ville retrouver l'horizon et la matérialité du monde pour que l'idée manifeste de paysage soi ressentie. Parfois il est vrai le paysage encre en ville; lorsque la maille se relâche et que le ciel y descend: le passage du fleuve en est l'exemple fécond.
Malgré la diversité de ses aspects le paysage manifeste un aspect unitaire qui le tient plus proche de l’être que des objets... Il a cette forte présence dans la totalité qui lui fait son poids d'existence. Mais ce qui le différencie du corps c'est son port étalé; c'est un bâti horizontal un substrat où les éléments s’enchaînent e£ engagent toute la surface.
Il y aurait donc d'un côté les corps qui seraient le trop du paysage et qui s'en désolidariseraient partiellement par la locomotion. Il y aurait de l'autre les amas qui en seraient le moins et qui parce qu'insuffisamment liés seraient libres d'y être déplacés.


Je reviendrai à ces comparaisons lorsque j'évoquerai le paysage contemporain mais il me faut dire avant cela pourquoi je reste très sensible aux paysages de campagne.
D'abord, parce qu'il semble bien que ce soit dans l'expérience du paysage fait, architecturé, par l'homme que nous soient données toutes les formes de connaissance sur la nature; celle-ci n'aurait sans doute jamais rien signifié pour nous si nous n'avions pas agi sur elle. Mais surtout parce que les alliances formelles de ces paysages en disent long sur les interdépendances qui tiennent l'homme et le monde en étroite cohabitation. Ils témoignent, en lecture directe, de la somme des efforts qu'a nécessités la mise en culture d'un territoire qui s'y refusait... Ies ruses... Ies audaces. Tous ces contournements traduisent le corps même du paysan aux prises avec cette terre qui lui a imposé d'insurmontables seuils.
Regarder la campagne, c'est éprouver et reprendre à son compte le sens du travail qui l'a produit; c'est saisir, dans son propre corps, une dynamique de réalisation; c'est retrouver les lignes de partage, les seuils, les recouvrements successifs. C'est comprendre confusément l'histoire des générations qui se sont succédé et qui ont dressé cette draperie, sans toutefois réussir à vaincre les résistances du site, comme ce rocher qui en crève toujours la surface.
Quand le paysan n'est plus de taille, il prolonge son corps d'outils plus forts et la conquête est plus manifeste, si manifeste qu'elle atteint parfois la limite de tous les horizons.
Il y avait, jusque-là, de par la taille et la puissance des outils, une connivence obligatoire entre paysage et paysan. La griffe du labour sur la peau du site n'était pas profonde et le quadrillage de la herse laissait le sol s'exprimer. Cet immense effort de géométrie, d'économie, loin de pouvoir nier le site, le rendait plus manifeste encore. Le rapport de politesse au site dans lequel le paysan s'est trouvé obligé, donne à ses géométries un air de nature, une nature magnifiée !
Et c'est bien parce que la campagne s'organise sur les propres données de la nature que l'on a pu les associer. Mais cette association abusive autorise les idéologues de notre temps a les confondre volontairement. Cette opération de substitution permet de naturaliser la campagne et de la vider de toutes significations sociales. Le paysage historique a, par rapport au paysage de nature, cette profondeur supplémentaire, restitutive de l'histoire de l'homme. L'homme dont il montre bien, pour qui sait regarder, les différents bâtis en couches de parution. Tel un livre d'histoire, il a plusieurs plans de lecture et nous propose de faire une lecture dans l'espace.
Ces images que je ramène du Burundi montrent une des formes agraires les plus archaïques. La géographie y est si tumultueuse qu'elle ne laisse aucune autonomie au travail des champs. Pour le paysan Burundi il y a une adhérence obligatoire entre l'espace et son projet. Il regarde le site dans le sens du travail qu'il va accomplir; il projette la dimension et le tracé des chemins qui conduisent son effort au mieux sur les violences du terrain. Il y a correspondance entre la forme physique du sol et celle de son appropriation. Le village lui-même n'est qu'un instant plus concentré de cette géométrie. Ces paysages qui procèdent davantage des incitations de la nature que des réponses de l'homme donnent cette présence forte, active, qui compose un monde d'évocations, un monde qui formule l'activité de cette région du monde.
Cette manière de regarder rétablit sans peine l'ordre des nécessités qui ont modelé cette terre; et lorsque l'on sait que toute la surface colinéaire du Burundi est l'objet d'un affrontement permanent et nécessaire à l'assujettissement de cette terre comme lieu de production, le sens profond de ces paysages ne se dissimule pas sous des apparences, il l'habite tout entier et les composantes en sont les concrétions explicites. Il exprime les conditions d'existence de tout un peuple.
Sur cette géométrie balbutiante l'autorité coloniale et néo-coloniale est venue croiser ses lignes planificatrices. Les fossés anti-érosion qui quadrillent la tourmente des champs nous incitent à comprendre. Ce paysage témoigne de l'affrontement de deux cultures. Ce que ne disent pas directement ces images, c'est que la totalité des plantes cultivées ici furent, elles aussi, importées par la colonie et, à l'inverse d'un paysage français dont les assises sont millénaires et où les nouvelles cultures se sont fondées sur les bâtis anciens, ce paysage-là a brusquement perdu ses origines. Cependant il est remarquable de voir les détournements manifestes du paysan Burundi sous, et aujourd'hui sur, I'implacable discipline coloniale.
Ce sont donc ces différents plans de lecture, ces avancées perceptives dans la profondeur du paysage qui en livrent, pour qui s'y attache, les contenus successifs. Les feuillets de ce livre d'histoire se décollent et notre savoir remplace les superlatifs creux qui tombent de la bouche extasiée des « touristes » du monde. Les paysages historiques à la fois restituent, parce qu'ils parlent infiniment d'un lieu, mais aussi ils anticipent, parce qu’ils rassemblent et résument ce qui se passe en d'autres lieux.
Ces panoramas qui s'enlisaient, hier, dans la banalité quotidienne d'une existence laborieuse, exploitée, sortent de l'anonymat et, sous I'imminence de leur disparition, entrent en mémoire et accèdent à la beauté. « Beauté » déjà compromise par son effacement. L'admiration commencerait-elle où finit l'usage ? Cet instant, avant qu'il ne s'emboîte dans le futur, donne au regard une inquiétude nostalgique. C'est à ces instants-là que l'on doit, depuis plusieurs années, le déferlement d'une idéologie passéiste, seule manière de couper court au développement de l'angoisse avant l'exacerbation des contradictions et des brutalités futures; seule manière de la sublimer en lui substituant une image embrumée de l'histoire, une représentation parfumée de quiétude et de savoir-vivre, une image obsessionnelle de la société paysanne toujours riche d'humanité; un état antérieur harmonieux, un paradis perdu. Les formes de l'ancienne campagne, comme du reste les formes des villes anciennes, sont soigneusement vidées de toutes significations réelles, réduites à des milieux géographiques ou topographiques innocents où le savoir-faire des générations précédentes est largement surestimé. On dissimule ainsi les antagonismes sociaux qui nous ont valu ces paysages urbains ou ruraux que l'on voudrait, aujourd'hui, muséifier.
Ce qui, pour moi, reste vrai, c'est qu'en regardant les paysages de nature et les paysages historiques je peux encore faire la synthèse de leurs différentes transitions, je suis capable d'assumer l'éparpillement des données sensibles et de garder le fil des choses. Et s'ils engagent mes intentions, c'est parce qu'ils me concernent et que je trouve en moi le complément de ce que je regarde. Notre relation au monde étant toujours médiatisée par le corps, je peux éprouver et reprendre à mon compte le sens de leur montage et saisir, dans mon propre corps, leur dynamique de réalisation. J'avais, jusqu'à ce jour, assez de sens et de bon sens pour comprendre, au seul regard des paysages, ce qui s'était tramé sur cette terre-là ! Même si je n'appartenais pas à telle localité, je pouvais en pénétrer la structure, c'est-à-dire comprendre l'ensemble des dispositions visibles dans l'espace et l'articulation des parties. Bien qu'étranger, le paysage me devenait vite familier car il composait un territoire ouvert à mes investigations.


Je voudrais faire apparaître œ qui me semble, par contre, irrémédiablement rompu, œ qui nous laissera, pour toujours, étrangers à nos anciennes références spatiales—c'est la perte d'une certaine territorialité, du moins dans ses formes concrètes jusque-là maintenues. Le paysage contemporain est en train de rompre toutes ses amarres avec la réalité sensible. Il se déracine et quitte la référence terre, il a cet air « posé sur » qui l'associe aux objets.
Tout l'effort technique du siècle s'est employé à faire table rase, à utiliser le territoire comme un support amorphe où pourraient se déployer « librement » toutes les stratégies d'aménagement. L'outillage dont nous disposons est si violent qu'il n'a plus à négocier son effort avec le site; il peut tout rectifier, tout géométriser, tout homogénéiser. On va progressivement assujettir le réel et transformer le territoire en surface instrumentale, indifférente et interchangeable. La contingence et l'antériorité ne doit plus peser sur la dynamique d'aménagement. Pour qu'il entre dans le circuit des échanges, il faut homogénéiser l'espace et le soumettre au quadrillage abstrait du système de production. On s'est donc ingénié à détruire les particularismes morphologiques et culturels, et depuis de nombreuses années déjà on projette sur des plans vierges ce qui bouleverse les configurations, brise les distributions et désarticule la continuité des indices. Ce que je contemple aujourd'hui n'est plus l'extériorité sédimentaire mais l'image sans profondeur qui n'est plus le monde mais sa représentation, un théâtre où les signes beuglent leur message.
Je comparerai ce mouvement d'émancipation des contingences du paysage, cette volonté d'échapper définitivement au chaos dérisoire du monde, à une sorte de lévitation où les hommes et les choses s'élèveraient au-dessus du socle originel pour s'engager dans l'espace sans consistance de la pure stratégie et de la simulation.
Je regardais dernièrement à la télévision les images du paysage de Saturne; images détruites, triturées par le code puis recomposées par le balayage d'un petit nombre de points. Images réduites à leur plus simple expression, et cependant celles d'un monde nouveau ouvert aux investigations et au savoir. Et je pensais que l'image télévisée, parce qu'elle fait l'économie du débordement des choses, parce qu'elle transmet approximativement, contribue à transformer notre perception des paysages. Tout y est mis à plat et se donne en première lecture sans explorations possibles; les choses y ont cette espèce de dureté qui encombre la perception, elles résistent à tout effort d’accommodement en ne reculant plus sous la poussée du regard. Les images déréalisent le monde et s'y substituent progressivement. Or, les paysages contemporains s'organisent sur le mode de l'image et du message, ils sont univoques. Les éléments qui les constituent n'ayant pas d'ancrage dans l'épaisseur concrète du site ne s'additionnent plus dans l'espace mais s'opposent aux vides dans le tumulte de leur dissonance. Voilà ce qui paraît nouveau ! Les paysages contemporains entrent avec difficulté dans mon champ de perception comme si je ne possédais pas en moi le montage type qui me permet d'articuler et d'assumer ma perception ! Je dois prolonger mon corps de toutes sortes de prothèses.
Les grandes plaines céréalières des Etats-Unis composent un paysage dont le sens n'apparaît qu'en avion; à hauteur du corps rien ne se distingue sinon la monotonie. En possédant lui-même un avion, le paysan a modifié profondément son sens de la territorialité.
Au moment même où l'on s'absente du paysage, on assiste à une véritable frénésie sportive pour la conquête des espaces de nature encore vierge, comme s'il fallait en finir et étendre notre juridiction sur la planète entière. Or, il est étonnant de voir le sportif conjurer la promiscuité du corps à corps avec le paysage en se couvrant de carapaces et d'instruments de plus en plus sophistiqués.
Face à cette nouvelle manière d'être au monde, je pense que la nostalgie ne nous laissera qu'un court répit. En tant que paysagiste il me faut absolument aiguiser mon acuité; prolonger ma perception pour comprendre et intégrer la dimension nouvelle des paysages. En effet, je pose l'hypothèse que c'est notre désaccord avec le monde contemporain qui en pulvérise la perception; il n'y aurait pas de crise de l'environnement mais une crise de notre position par rapport à lui. Ce ne seraient pas les paysages qui se désagrégeraient mais notre désir d'y être inclus, d'être de ce monde. Le système social qui trame les paysages de notre temps est ressenti comme inadmissible et s'il ne semble pas possible d'échapper au caractère ostensible de ses constructions, on peut fort bien se refuser à voir, c'est-à-dire à laisser se constituer en nous la parution d'ensemble, le panorama du monde actuel, qui nous engagerait à prendre violemment position. Il suffit, en effet, de tenir notre regard en dessous du seuil de la perception, de voir certes les choses qui s'y entassent... mais de les priver d'une certaine réalité en refusant d'établir les rapports qui les lient et les articulent en un milieu cohérent. Pour éviter que cette réalité opère et se réalise en nous, qu'elle y fasse émergence, nous préférerions la disloquer, rompre et perdre le fil des choses qui la tissent.
Il y aurait donc, dans la critique actuelle du modernisme, plus d'évitement que de dépassement.
En faisant perdre du sens aux paysages contemporains, la tentation est grande de chercher la réalité sous des formes plus reconnues. Mais c'est tout intervertir que de vouloir dissoudre les effets de la « crise » urbaine ou rurale en l'affublant d'une forme antérieure, en renouant avec je ne sais quelle « tradition formelle ». C'est faire de l'histoire l'instrument qui dissimule la notre, nous extrade de notre temps et nous engage à des luttes surannées.


En tant que paysagiste, concepteur, je n'établis jamais de rapport direct entre les idées que j'ai du monde et ma pratique du projet. Non que j'imagine qu'il n'y en ait pas, mais je considère le projet, I'acte créatif, comme une dynamique qui a ses propres systèmes de références et d'émergences. Ce qui ne place pas le créateur dans les meilleures conditions pour qu'il situe lui-même ses œuvres dans l'ordre des systèmes de représentation de la réalité. Il me semble qu'aujourd'hui trop de créateurs pensent qu'il suffit de transposer leurs réflexions en systèmes formels, c'est-à-dire d'illustrer leurs pensées par des correspondances terme à terme. Ce qui donne à leurs projets plus de désuétude que d'efficience. La transsubstantation du concept en forme, I'œuvre, implique le transit par ce lieu d'alchimie qu'est le corps. En imaginant le concept comme un ciel et la forme comme la terre, on sent bien que leurs coïncidences s'enracinent dans la pénombre.



DÉBATS

En montrant d'admirables diapositives, le conférencier a cependant insisté au long de son exposé sur le fait qu'il était « du côté du monde et non pas du côté de la représentation ». Cette position a provoqué un débat sur la notion de représentation. Qu'est-ce qu'une image mise au point par un appareil de projection, qu'est-ce qu'une image choisie parmi d'autres vues, qu'est-ce qu'une image prise d'un certain angle, qu'est-ce qu'une « mise en scène » de l'image selon l'expression même du conférencier sinon une représentation ? Serait-ce alors par son côté «fixiste » que le terme de représentation apparaît inexact au conférencier ? Dans ce cas comment concevoir une représentation qui ferait sa part à l'aléatoire ? À ces questions de l’esthéticien (Mme Cagnebin), le conférencier répond que « la représentation c'est le monde vu par une prothèse » et revendique « la Terre comme référent », «son exploration réelle, dans son contact immédiat, dans sa tactilité, dans son ouverture » Toutefois s'il estime devoir être néanmoins présent au « monde de l'information, des signes, des noeuds, des relais, des flux, des messages », il exige simultanément de rester une « Vestale du Monde ». En conséquence, il s'agit pour lui de .. comprendre que les paysages appartiennent dorénavant déjà à autre chose, à un autre monde... même si l'image de Vénus est encore l'image du monde ! »
Dans un deuxième temps, la discussion a tourné autour d'une autre notion: celle de réalisme. Le conférencier a distingué
1. entre des «formes naturelles qui expriment une relation nécessaire »,
2. entre des « formes récentes qui décollent de cette nécessité »,
3. entre des « formes nécessaires £ qu'il poursuit, quant à lui.
En refusant un réalisme anecdotique, ne témoigne-t-il pas en faveur ainsi d'un « réalisme de relations », « un réalisme de structures £ ? Si bien, qu'il n'y aurait point là consécration d'une rupture et le passé pourrait encore servir de ligne de conduite Le conférencier réplique « qu'aujourd'hui les systèmes organisationnels ne sont plus liés à des sols, à des textures, à des matières mais sont liés d des graphes mentaux » en sorte que le paysage « appartient davantage à l'ordre du mental que du physique ».
A la question des rapports difficiles du jardin et du paysage, le conférencier répond d'une part que « la quintessence du jardin, c'est l'observation de la ruralité £ et d'autre part que « le jardin est une exacerbation du paysage ».
Enfin, méditant sur la différence entre le jardin à l'anglaise fait pour divertir l'usager et k jardin à la française fait pour exalter le Prince, un participant (M. Brusset) pose le problème capital de I'économie du triangle constitué par l'usager, le commanditaire et le paysagiste. A cela, le conférencier fait observer « qu'un projet c'est une histoire et pas simplement un dessin J£ qui comporte « une relation importante avec des interlocuteurs £., bref « qu'un projet est un temps de gestion extrêmement long .,.
F. Dagognet souligne encore la nécessité pour le conférencier du passage par le corps et la corporéité, de la maturation contre les messages, qui est un peu sa . ruse £ !

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