HISTOIRE DU JARDIN DONT LE CORDEAU FUT UNE CORDE A LINGE
Texte extrait du colloque du 27 septembre 1990 "Paysage en devenir "
Au Centre de Création Industrielle Georges Pompidou
Je voudrais faire commencer cette histoire à la fin du mois de juillet 1990.
Il se trouve que je suis parti avec le Designer, Pascal Mourgue, en Vendée, à l'Ile d'Yeu plus précisément, dans sa maison de Saint-Sauveur, village au centre de l'île.
Après quinze premiers jours de paresseuses vacances, Pascal, le premier, a retrouvé son sens créatif, en commençant à construire avec ses deux filles Judith et Marion, un très grand poisson à partir d'une structure en grillage et d'une peau en journal collé.
Cela m'a donné envie, moi aussi, de me mettre à la tâche et d'avoir à repenser son jardin,... le jardin de la maison où nous étions ; très petit jardin, en vérité, puisqu'il ne fait guère plus de cinquante mètres carrés soit environ huit mètres de long par six de large.
Il me plaît d'avoir choisi de parler de ce modeste jardin, qui ne peut m'entraîner à de grands effets d'éloquence et à des discours trop abstraits.
Là, je me tiendrai simplement aux faits, à leur simplicité.
Ce jardin est adossé sur l'une des ailes arrière de la maison et il est entouré sur ses trois autres côtés, de murs assez hauts, suffisamment hauts, pour que l'espace soit totalement clos.
L'un des murs est de pierres apparentes ; les deux autres, sans doute construits de la même façon, sont couverts de lierre.
J'avais remarqué une brèche assez étroite et profonde qui ouvrait, sur toute sa hauteur, l'angle des murs à l'opposé de la maison. Cette brèche était en fait, dissimulée par un très vieux lilas assez souffreteux et dégingandé,
Pardonnez ma première idée sur ce jardin : ... ce fut celle de le couper.
Dans ce lieu, à mon avis, trop refermé sur lui-même, je souhaitais mettre à profit cette faille pour que le paysage extérieur fasse intrusion dans l'espace du jardin et que, sans nuire à son intimité, elle l'ouvre sur un nouvel horizon.
J'ai, immédiatement, communiqué cette idée à Pascal, avec l'appréhension qu'elle fut pour lui, fort fâcheuse.
Or, la coïncidence a voulu que Pascal, pour des raisons subtiles liées à son enfance, détestait le lilas. Ses parents avaient l'habitude lors de voyages qu'ils faisaient en famille dans le midi de la France, de placer sur la plage arrière de la voiture d'énormes bouquets de lilas, qui, enfant, l'étourdissaient de leurs fortes fragrances et lui donnaient d'horribles maux de cœur.
La décision fut donc vite prise et nous avons, sans tarder, coupé le vieux lilas.
Alors, d'un seul dernier coup de hache, tout l'espace de la campagne, ce morceau d'agriculture préservé, au centre de l'Ile, a fait irruption dans le jardin....
Chose étonnante car, jusque-là, le regard portant au-dessus des murs et la présence familière des vêtements de bain que l'on fait sécher là, au retour de la plage, affiliaient l'espace du Jardin à la périphérie de l'Ile, à la mer.
Et d'un seul jet, l'agriculture maraîchère, réduite aux limites étroites de la terre arable de l'Ile, mais fort belle, devint présente dans nos quelques mètres carrés.
L'âme de ce jardin venait de se transformer. Les sillons rectilignes des champs escaladaient maintenant la brèche et entraient en relation avec la terre, à nos pieds.
Nous avons, tout naturellement, élargi la brèche et conforté ses verticales.
Par ailleurs le lilas, que nous avions coupé, servait de support à l'une des extrémités de la corde à linge qui traversait, en biais, l'espace du jardin jusqu'au mur opposé de la maison. Il nous fallait, bien entendu, restaurer cet usage et redonner à la corde un poteau pour la tendre.
Dans une autre partie du jardin, nous avions trouvé un vieux mât de bateau dégagé d'un fût droit, que nous avons fiché en terre à peu près à la place de l'ancien lilas et substitué à sa masse hésitante cette belle verticale.
La corde à linge fut, à peu près, remise à sa place et je dirai, tout à l'heure, comment fut corrigé l'angle qui instituait cette diagonale.
Dans l'éboulis de la brèche, nous trouvâmes une très belle pierre, sans doute un fronton de porte, ou de fenêtre, en granit, qui nous a permis, dans la partie basse de la faille, de retrouver une certaine horizontalité et de rebâtir une sorte de banc ou de seuil, qui allait nous mettre en bascule du jardin, sur la campagne. Car de fait, ce petit paysage maraîcher, est en contrebas de trois ou quatre mètres.
On le voit, des décisions minimales, prises en commun, tissent tout un réseau de circonstances et l'acte créatif, le projet, se constitue progressivement, nourri par l'observation du réel.
Et puis, est apparue, dans ce jardin, grâce aussi à cette corde à linge, excusez-moi du peu, l'idée d'une certaine partition entre un certain usage de l'espace et des plantations existantes.
Quelques romarins, sauges et menthe, un peu disséminés, dessinaient, cependant une première division à l'intérieur du lieu entre ce qui pouvait être la partie fructifiante et luxuriante, du jardin et sa partie fonctionnelle.
La corde à linge était assez symboliquement, le lieu de la césure, le lieu du partage.
Les vêtements tombant à la verticale, les linges de couleurs vives, annonçaient la marge, le rideau de scène, derrière lequel se déployait la masse des plantes.
En restaurant la légitimité de cette corde, j'ai confirmé définitivement cette ordonnance diagonale.
J'avais apporté avec moi, une boussole sous-marine, avec l'idée de m'orienter sous l'eau, mais la froidure de l'océan m'avait dissuadé d'aller chercher en plongée, des paysages incertains.
L'inutilité de l'objet, m'a naturellement porté à lui trouver, une nouvelle vocation de vérification géométrale, et je soumis l'angle pris par le nouveau poteau, substitut du lilas, avec la direction du mur opposé et donc de la corde, à la sensibilité de ma boussole...
Mais avant, je dois dire que j'ai exagéré, dans ma narration, la simplicité géométrique du jardin.
L'un des angles, celui que constitue la maison, est plus marqué que les autres parce qu'il forme lui-même, un redan avec la maison mitoyenne et par la même, s'épaissit et se contreforte.
Il se passait maintenant, quelque chose entre le vide nouveau de cette fenêtre ouverte sur la campagne et la maison,... une sorte de tension très évocatrice.
Je voulais donc vérifier si la nouvelle ligne que nous venions de tendre avait une quelconque pertinence.
Là encore, la chance jouant avec moi, la direction de la corde, était parfaitement orientée d'Est en Ouest.
En d'autres circonstances, sur d'autres projets, j'aurais trouvé cette conjoncture un peu dérisoire, mais j'étais sur une île, au milieu de l'océan Atlantique, là où le sens de l'orientation, celle du soleil levant et couchant, celle des vents dominants devient important et parfois vitale.
On voit, à Saint-Sauveur, sur les toits de toutes les maisons de pêcheurs, une girouette et une rose des vents. Et même pour nous touristes, îlets de passage ou d'adoption, savoir d'où vient le vent alors qu'on est au centre de l'île, et que nulle voile ne peut nous renseigner, devient une préoccupation quotidienne décisive.
Savoir choisir, déterminer quelle côte est sous le vent et quelle côte est aux vents, corrige nos trajectoires journalières sur l'île, comme les départs ou les retours des bateaux sur la mer.
Matérialiser dans l'espace du jardin une donnée précise qui nous ramène à une géographie plus lointaine, satisfait notre besoin de rattacher notre microcosme quotidien à telle crique, calanque ou falaise qui constituent les limites de notre territoire du moment.
Mais aussi, déduire dorénavant par cette présence concrète la direction probable des vents dont les murs de pierres sèches, nous abritaient bien sûr, mais nous laissaient jusque-là inexpérimentés; certes réchauffés, mais des ignorants réchauffés.
Cette ligne rouge de la corde à linge inondait d'un coup le jardin d'une compréhension nouvelle et puisque la direction prise était parfaite, l'ampleur de l'angle vers la brèche, au fond du jardin, nous assurait qu'en fin de journée, le soleil devait forcément y descendre.
Le soleil évidemment, n'a pas manqué de le faire ?
Ce qui m'a beaucoup intéressé dans la mise en oeuvre de ces petites décisions, c'est que je n'agissais plus sur l’espace abstrait d'un dessin projeté sur une des tables de mon agence.
J'ai eu avec Pascal, à dresser de part et d'autre, les conclusions rapides d'une observation directe et à les ériger, de nos mains, en matérialités immédiates.
Bien sûr, d'autres interventions sont venues en complément : le choix des plantes pour le triangle végétal, le choix du revêtement de la surface restante, la pente qu'il y avait lieu de donner, pente qui devait verser vers la trouée et le nouvel horizon.
À propos de cette pente et donc, de ce sol, nous avons donc été amenés à creuser pour tirer plein jalon, une surface régulière jusqu'au seuil de basculement du jardin. Nous avons, à cette occasion, découvert des ossements...
Je vous rassure tout de suite, pour éviter toute dramatisation, sur le fait que ces os n'étaient pas humains, mais suffisamment nombreux et de tailles différentes pour créer un mystère durable sur leur origine, leur entassement ou leur dispersion.
L'accumulation et la stratification de ces ossements dans le fond du jardin ouvraient cette fois, une dimension nouvelle qui, au-delà de l'espace du jardin, nous en faisait découvrir le temps.
Si j'ai choisi l'exemple du jardin de Pascal, c'est parce que très simplement, il témoigne des convictions que j'ai acquises depuis que je travaille sur le Paysage
On ne peut faire l'économie de l'observation lorsqu'on projette sur le territoire. Ici la création se nourrit du réel et des correspondances relevées par ce mode scrutatif.
La formidable potentialité de notre métier est d'être un métier de curieux, un métier qui aiguise le regard et l'attention et les porte sur le monde.
En ce sens, je m'éloigne de toutes formes de projets qui se gonflent de trop de sens et qui, pour exister, font, sans discernement, table rase de la réalité sur laquelle ils s'installent, qui écartent de leur champ opératoire toutes les configurations tangibles existantes pour mettre en scène des objets étranges et solitaires
Pour en revenir à notre petit jardin de l'Ile d'Yeu, comme à tous projets de paysage, c'est l'observation, la prise en compte d'un maximum de données, de tout le système événementiel, de toutes les circonstances qui tissent à la fois sur le plan morphologique et culturel, nos rapports aux choses, qui font que la décision et le projet deviennent inspirés et inspirés par le monde lui-même.
Les rapports entretenus avec Pascal et ses filles, les coups de téléphone avec leur mère absente dont nous voulions connaître l'avis à chaque instant, ont compté tout autant que ce que nous avons pu voir et éprouver.
Je conclurai sur quatre courtes citations de François Dagognet, à qui je dis combien ses livres ont nourri ma réflexion, en particulier " Une épistémologie de l'espace concret " :
" Ne quittons pas le sol, c’est-à-dire, l'inscription, l'habitat, le paysage, là où s'implantent les vivants, les matériaux, les données" et vous dites, plus loin :"le paysage est une méthode, on trouve moins en lui que par lui"
"C'est à la pellicule sinon même dans les futilités (ou presque) que le vrai scintille et peut être "arrêté". Nulle part ailleurs."
"Le savant n'est que trop tenté de négliger les marques, les plis, les hachures, les téguments ; c'est bien dans le secondaire, voire même le dérisoire, que la Vie se reconnaît et s'appréhende ".